L'absent
on se levait, on saluait, on sortait dans la nuit en
froufroutant.
Napoléon paraissait content de cette routine. Il s’imposait
même des horaires. Debout à trois heures du matin, il lisait dans sa
bibliothèque des ouvrages de géographie aussi bien que la vie de Galba, par
Plutarque, qui commençait en avertissant les princes : des troupes
indisciplinées sont dangereuses ; il rêvait alors à ses grenadiers
restés en France, mal traités par le nouveau pouvoir, certainement prêts à se
mutiner si l’occasion s’offrait, puis, imaginant à Louis XVIII la fin
affreuse du Romain, massacré par ses légionnaires, il se promenait en souriant
dans son potager, cueillait une tomate, s’inquiétait de la grosseur des
courgettes. Il se recouchait vers huit heures jusqu’au déjeuner, le plus
souvent servi en pleine campagne, sur une nappe jetée dans l’herbe, avant une
courte sieste sous un abricotier ou l’un de ces figuiers dont les branches
penchaient à toucher le sol. C’est lors d’un déplacement de ce genre que
l’Empereur et M. Pons de l’Hérault se réconcilièrent.
Au bout de son jardin très fleuri, à Rio Marina,
M. Pons possédait un réduit où il méditait souvent sur des textes
républicains ou moralistes. Il lisait à ses deux fillettes, Hermine et Pauline,
un passage significatif du Télémaque, quand Fénelon établit en mots
simplissimes la nature du roi idéal. Habituées à ses sermons, car il s’occupait
de leur éducation, les enfants l’écoutaient sans bouger de leurs tabourets, en
agitant des éventails.
— Télémaque et son guide, sur un navire syrien…
— C’est quoi, syrien ?
— La Syrie est un pays d’Orient. Donc, ils vont en
Crète, une île heureuse où régnait il y a longtemps le roi Minos, célèbre pour
la sagesse de ses lois. Le guide, qui connaît déjà cette île, raconte à Télémaque
ce qui résulte d’un bon gouvernement. Je lis : Pour le faste et la
mollesse, on n’a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète.
Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s’y enrichir…
— Ce n’est pas comme l’île d’Elbe, alors, papa ?
— Tu as raison, Hermine, ce n’est plus du tout comme à
l’île d’Elbe. Je continue : Chacun se croit assez payé de son travail
par une vie douce et réglée, où l’on jouit en paix et avec abondance de tout ce
qui est véritablement nécessaire à la vie…
Il lisait. Il arriva au passage où Fénelon développe les
vertus d’un roi :
— Il ne doit rien avoir au-dessus des autres,
excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions,
ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois…
— C’est quoi, soutenir ?
— Faire respecter. Le roi doit être plus sobre, plus
ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu’aucun autre…
— Vous faites allusion à notre Empereur ?
Pons avait sursauté. Octave se tenait debout contre la porte
du réduit, et il s’amusait de la leçon.
— Nous étudions Fénelon, monsieur Sénécal.
— Je l’ai lu. Nous avons emmené ce livre de
Fontainebleau.
— Je n’aurais pas cru.
— Pourquoi ? Parce qu’il parle de sagesse ?
L’Empereur vous le confirmera lui-même. Il vous attend.
— Je dois aller maintenant à Porto Ferraio ?
— Non, il est ici, sur votre terrasse.
— Je vois ! Pour me rançonner ou pour me conduire
en prison ?
— Peut-être pour vous faire entendre raison.
— Raison ? Ah le joli mot ! Il n’avait qu’à
accepter ma démission.
L’Empereur savait le lien, devenu amical, entre les deux
hommes, et il avait plusieurs fois dépêché Octave à Rio pour adoucir le
caractère de l’administrateur des mines, mais sans résultat. Aujourd’hui, il
s’était déplacé. Il attendait en effet sur la terrasse, dans l’uniforme bleu à
revers blancs de la garde nationale elboise, pour bien marquer qu’il était le
maître de cette île, de ses habitants et de ses ressources. Sur la route du rivage,
M. Pons reconnut Bertrand, Campbell, le trésorier Peyrusse, des lanciers,
des chevaux et les voitures qui transportaient tentes et victuailles
nécessaires à un repas en plein air. Napoléon fixait des yeux la côte
italienne, il distinguait une multitude de voiles qui dansaient devant le port
de Piombino ; il dit sans regarder Pons :
— Vous me les donnez, ces deux cent mille
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