L'absent
Mulini. Que venez-vous m’annoncer de neuf ?
— Justement, sire, à propos de ces indiscrets…
— Je sais ! On m’écoute, on me surveille, on
répète mes paroles, on les déforme, on les interprète, on s’inquiète de mes
projets, on note mes gestes et mes humeurs, ce que je mange, si j’ai mal au dos
ou à l’estomac, on me suit quand je me promène, hé ! j’ai des yeux :
dès que je risque un pas au-dehors, Campbell me colle aux talons, je me demande
parfois s’il n’engage pas des nains anglais pour les cacher sous mon lit, dans
mes tiroirs, dans ma poche, dans mes tabatières !
— Votre Majesté a insisté pour que le colonel Campbell
reste à l’île d’Elbe.
— Bien sûr ! Lui, je le connais. Sans qu’il le
sache, cet idiot transmet à Londres ce que je veux.
— Il n’y a pas que les Anglais…
— Passez-moi une serviette chaude, monsieur Sénécal,
aidez-moi à enjamber cette baignoire et racontez-moi.
Tandis que l’Empereur, enroulé dans la serviette,
s’aspergeait d’eau de Cologne, Octave raconta ce qu’il avait appris la veille
en allant au port, sa surprise en tombant sur La Grange costumé en négociant
napolitain, les disputes entre l’entourage du roi et les partisans de son frère
le comte d’Artois, la double activité du signor Forli, ce marchand d’huile qui
informait Paris :
— L’homme est aimable, il a une trentaine d’années, se
lie facilement avec ses nombreux clients. Je l’ai vu livrer son huile d’olive
au fort de l’Étoile, l’autre matin, avant même d’apprendre son véritable rôle,
et il semblait très ami avec le général Cambronne.
— Il expédie ses rapports en Italie, je suppose.
Comment ? À quel destinataire ?
— Forli écrit ses messages au jus de citron, entre les
lignes de lettres anodines à sa famille. Les rapports aboutissent à Livourne
chez le consul de France, le chevalier Mariotti, qui les révèle à la bougie,
les recopie, en envoie un exemplaire à Talleyrand et un autre à Rome au comte
de Bussigny…
— Pussini ?
— L’ambassadeur de Louis XVIII.
— Eh bien, Sénécal, traitons votre Forli comme mon
Campbell. Il vous fait confiance ? Oui ? Il vous croit l’envoyé des
royalistes ? Parfait ! Vous allez le renseigner. Nous allons lui
inventer des informations à notre convenance. Bien entendu, vous ne rendrez
compte qu’à moi seul.
— Pas un mot à M. Poggi ?
— Pas un mot, je vous dis, et à personne !
— Vous avez pourtant nommé M. Poggi à la direction
de la police et…
— Et il me distrait avec ses commérages, il me sert à
mesurer la température des esprits sur l’île, rien de plus. À moi seul,
bourrique !
Hubert était revenu sans bruit, il habillait l’Empereur qui
continuait à parler à Octave sans se soucier de la présence du valet fidèle.
— Quand vous reverrez votre bonhomme, monsieur Sénécal,
pour illustrer mon côté résigné et inoffensif, confirmez-lui que je ne lis aucun
journal du continent, qu’il m’en parvient mais que je les dédaigne, que je me
désintéresse de la France.
— Ce sera facile, sire, puisque vous refusez
effectivement de lire ces feuilles.
— Je n’en ai pas besoin et vous le savez ! Nos
visiteurs suffisent à m’instruire, les Anglais, surtout, qui ne sont guère
enchantés par le roi de France et viennent me regarder sous le nez comme le
dromadaire du Jardin des Plantes !
Napoléon s’apprêtait à monter à l’étage pour voir où en
étaient les peintres florentins qui décoraient les plafonds en trompe l’œil
avec des guirlandes de laurier, des victoires, des voilages tenus par des
faisceaux de lances. Il boutonnait son gilet de piqué blanc quand, derrière une
fenêtre, il aperçut Bertrand qui avançait sur la pelouse.
— Voici notre grand maréchal avec sa mine funèbre. Je
vous parie, Sénécal, qu’il va m’annoncer l’arrivée de la comtesse Bertrand et
de ses enfants, que son appartement de la mairie lui plaît beaucoup ou pas du
tout, bref, des choses domestiques dont je n’ai rien à foutre.
L’Empereur sortit dans le jardin, sans veste, en mettant un
chapeau de paille :
— Votre épouse est arrivée, monsieur le comte ?
— Oui, Sire, ce matin…
— Elle se porte bien ?
— Le mieux possible, sire, mais elle est enceinte et le
voyage l’a fatiguée…
— J’irai lui rendre visite.
— Je vous en remercie, sire, mais…
— Mais vous
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