Lacrimae
conscient que bien souvent, il suffit d’une franche discussion, même tonitruante, pour vider l’abcès et apporter l’assagissement. Et puis, sa charge le laissait libre d’aller et venir, de rencontrer des gens, de parler, et Dieu qu’il aimait à bavarder !
Quoi qu’il en fût, il était content, le Charon. Ce matin même, au jour levé, alors qu’il passait devant l’auberge s’apprêtant à faire son tour de bourgade, en prendre le pouls ainsi qu’il disait, maîtresse Borgne ouvrait les volets de son établissement.
— Oh là, messire Charon ! l’avait-elle hélé.
Il s’était rapproché, se demandant si quelque tracas motivait cette interpellation. Il connaissait bien la gargotière, forte femme portant chausses 2 , mais de bonne réputation. Elle était du genre à réserver ses envies de causette à ceux qui payaient sa piquette.
— Vous portez-vous bien, maîtresse Borgne ?
— Fort bien, fort bien. Au semblable, j’espère ?
— Oui-da, avait répondu le secrétaire.
— M’est v’nu l’sentiment qu’ça faisait ben longtemps que nous vous avions point vu chez moi. Vous vous faites trop rare, messire Charon.
Un peu surpris, quoique touché par cette sortie, Leonnet avait expliqué :
— C’est que… j’ai lourde tâche. Et puis… n’y voyez point offense, mais dès que je montre mon museau quelque part, les gens se demandent aussitôt après qui le bailli en a.
— Ben, j’dis qu’y z’ont pas la conscience en r’pos ! s’exclama la tenancière. Tiens, et si vous passiez, c’soir, en bon voisin ? Allez, c’m’f’ra tant aise que j’offre l’pichet et même la collation. Enfin, à vous.
Leonnet Charon n’en était pas revenu. Sans être avaricieuse, maîtresse Borgne n’était pas connue pour ses largesses.
Ce soir-là, il descendit donc les deux marches plates qui menaient dans la salle. Maîtresse Borgne lâcha sa conversation avec Sylvestre le hongreur pour se précipiter à ses devants et l’accueillit avec effusion, le conduisant par le coude jusqu’à une petite table centrale, la seule inoccupée.
En réalité, ce fut le silence de sépulcre s’installant soudain dans l’auberge, bruissante à son entrée, qui alerta le secrétaire du bailli. Le raclement des pieds de sa chaise ressembla à un tremblement de terre. Le regard de Leonnet Charon fit le tour de la salle, se posant brièvement sur chaque visage, y lisant le plus généralement une sorte d’attente, grave mais sans agressivité, découvrant, parfois, une moue goguenarde et jaugeuse. Un jeune homme brun aux yeux d’un bleu intense, portant la petite tonsure, accompagné d’un garçonnet, lui adressa un léger sourire. Leonnet considéra maîtresse Borgne qui s’activait autour de lui et s’enquit, un peu inquiet :
— Oh là, ma bonne, aurais-je commis quelque impair… ou auriez-vous… motif de vous plaindre de moi ? Ai-je omis un devoir ?
— Ôtez-vous donc ces sornettes de l’esprit, messire secrétaire. Juste l’contentement à vous r’voir céans.
Remontant le bas de sa cotte et de son tablier, elle fonça vers le boyau qui menait en cuisines. Elle en ressortit avec une célérité peu habituelle et déposa devant lui un cruchon, un gobelet et un petit plat de farcis à la saucisse de sang 3 .
Incertain, Leonnet emplit son gobelet et le porta à ses lèvres afin de se donner une contenance, regrettant sa joie de tout à l’heure, se demandant quand, au plus vite, il pourrait quitter l’auberge sans muflerie.
Des raclements de gorge, de petits toussotements. Le silence toujours, de plus en plus pesant. Poings fermement plantés sur les hanches, les lèvres en cul de poule, les yeux étrécis, le menton lui rentrant peu à peu dans le cou, la mine de maîtresse Borgne s’assombrissait de seconde en seconde. Soudain, elle se tourna d’un bloc vers la salle et tonitrua :
— Ah ben ça ! Y’a pas un couillu qui va s’lancer ? Ah ça, pour jacasser et pérorer, y’a pas plus marioles mais pour s’jeter à l’eau y’a plus personne ! Une bande de mazettes 4 et d’mauviettes 5 ! Tout juste bons à mastiquer leur nouet 6 !
Le camouflet porta. Un gaillard qui ne devait pas avoir quinze ans se leva, son bonnet serré de nervosité entre ses mains, et déclara d’une voix qu’il tentait de rendre ferme et encore plus mâle :
— Messire secrétaire… Euh… j’m’appelle Robert. Avec tout not’ respect, faut qu’on vous
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