Lacrimae
château ?
Enfin, le serviteur le mena dans la grande salle d’armes glaciale avec ordre de n’en pas bouger jusqu’à l’arrivée de la dame. Lafleur détailla les larges pierres, l’immense cheminée dans laquelle on n’avait pas jugé opportun d’allumer un feu en l’absence du maître, la grande table flanquée de bancs. Il imagina les ripailles et les beuveries de Philippe, entouré de ses hommes d’armes et enragea.
Il voulait la même chose. Et il sut à quel point lorsque Ivine d’Authou parut, accompagnée d’une de ses dames. Une incarnation de la beauté, de la finesse et de l’élégance. Le long voile fin pincé sous son touret 1 de laine bleu pâle lui dessinait des ailes. Elle avait passé une housse de tiretaine 2 bleu nuit sur une cotte à manches justes 3 , dont les pans de coudières 4 frôlaient le sol.
Elle s’immobilisa à quelques pas de lui, le fixant, et il se demanda si elle ne lisait pas sa vilaine âme aussi sûrement qu’un livre. Une sorte de timidité – lui qui l’avait oubliée depuis longtemps – le gagna. Il s’inclina bas, s’éclaircissant la gorge, et commença en cherchant des mots de courtoisie, ceux qu’il avait appris dans son enfance de bâtard de tabellion 5 , ceux qu’il s’était ensuite efforcé d’oublier, lorsqu’il avait, fort jeune, rejoint la bande de truands menée par Philippe Barbette.
— Ma dame… ma gratitude et mon infini respect… Je me doute…
Elle l’interrompit d’une voix douce :
— Au fait, de grâce, monsieur. Il n’est guère approprié qu’une épouse reçoive un ancien compagnon de son époux en son absence. Car, vous êtes un ancien compagnon, m’a-t-on dit ?
— Oui-da. Durant de longues et troubles années.
— Et ?
Embarrassé, Lafleur jeta un regard à la dame d’entourage. Une jolie donzelle, mais la splendeur de sa maîtresse faisait pâlir sa beauté.
Ivine comprit son encombre et ajouta, en cordialité :
— Je n’ai nul secret pour ma dame Aude. Allons, monsieur, vous souhaitiez vous… décharger d’un poids de conscience. Vous y aider est la seule raison qui m’ait persuadée de vous rejoindre céans.
La stupéfaction gagna Lafleur : lui le sans vergogne, le sans foi ni loi, s’en voulait de la peine qu’il allait occasionner à cet être semblant sorti d’un conte de bonnes fées. Lui, dont le monde s’était rétréci à lui-même, se préoccupait des sentiments d’une femme. Il regretta presque son vilain stratagème. Pourtant, il ne pouvait reculer. Il voulait plus que tout cet argent, cet avenir de gros bourgeois, voire de petit seigneur. Après tout, n’était-il pas déjà cent fois damné ?
— Je m’apprête à vous causer peine, madame, et vous en demande humblement le pardon. Que mon besoin de rédemption soit mon unique excuse.
Elle acquiesça d’une légère inclination de tête, son voile frissonnant autour de son visage parfait, et tendit la main vers Aude, qui la serra en réconfort.
— Madame… En vérité… Philippe, seigneur d’Authou, n’est pas qui il prétend.
Il vit la bouche bien dessinée s’entrouvrir et le souffle d’Ivine se métamorphoser en fine buée.
— Son passé d’ancien soldat valeureux se résume à une ignoble mystification, reprit-il. La seule carrière de Philippe, né Barbette, fut celle de bandit de grand chemin, de coupe-jarret, de gredin, de vil assassin et lui valut trois condamnations à mort, par contumace, plus au sud du royaume, pour « moult crimes déhontés, inimaginables et impardonnables ».
Ivine avait blêmi. Après un regard apeuré pour Aude, elle contra d’un ton offensé :
— Enfin, monsieur ! Et pourquoi, diantre, croirais-je ces vilenies ? Mon époux est homme de valeur et d’honneur et…
Jacques Lafleur était allé trop loin pour renoncer maintenant. D’une voix ferme, il l’interrompit :
— Barbette est une brute sanguinaire qui a trucidé maints innocents dans le but de les détrousser. Je fus l’un de ses comparses, un de ceux que ce maudit a plumés de leur part de butin.
— Vous faites erreur, monsieur, se défendit Ivine, avec toutefois moins d’aplomb. Une confusion, sans doute due à vos souvenirs émoussés par le temps, que sais-je !
— Il manque l’index gauche à Barbette. (Il ôta son gant de peau et tendit sa main amputée du même doigt). On nous le tranchait lorsque nous entrions dans la bande, en signe d’allégeance et d’appartenance. Les
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