Lacrimae

papauté, se montrait redoutable et fin, toutefois pas aussi retors que lui. D’autant que Silage ne défendait ni sa peau ni son âme. Il ignorait la force qui tendait maintenant Foulques de Sevrin : l’énergie du désespoir. Elle est infinie, un dernier pied de nez à l’inévitable, la preuve que l’esprit de l’homme peut tout, envers et contre tout.
    Des bribes de Dieu, de son Dieu qui l’avait déserté, sans doute désolé par la médiocrité du réceptacle que Foulques lui offrait, lui revenaient parfois. Oh, il ne se leurrait pas. La grâce lui était maintenant hors d’atteinte. Lui avait péché en toute connaissance de cause, en toute intelligence, par peur, lâcheté, petitesse d’esprit, lamentables calculs.
    Remettre la pierre rouge à Héluise. Foulques était incapable d’en trouver la signification, mais elle revenait à la jeune femme de droit et de sang. Le sang versé par son père pour la protéger en avait constitué le prix. Héluise avait hérité de l’intelligence, du savoir et de la pugnacité de Jehan, peut-être en percerait-elle le mystère ? Jusque-là, personne ne devait récupérer la pierre rouge. Le cas échéant, Foulques la défendrait de sa vie, à laquelle il ne tenait plus tant que cela.
    Réfléchir. Réfléchir. Héluise ne se comporterait pas en bécasse. Bien au contraire. Elle n’avait pas fui par les routes, telle une donzelle effarouchée. Elle avait réfléchi ainsi que le lui avait enseigné son père. Une très jeune femme seule, fort jolie de surcroît, eût été l’objet de tant de convoitises malsaines ! Une proie aisée. Or elle avait disparu, volatilisée du jour au lendemain. Déguisée ! Forcément. En homme, bien sûr ! Héluise était assez habile bretteuse pour décourager les petits malandrins et accréditer son changement de genre. Foulques sut d’un coup qu’il approchait de la vérité et oublia le froid, ses doigts gourds. Réfléchir encore. La belle et pieuse Héluise mourrait plutôt que de se résoudre à exercer le métier de puterelle ou de voleuse. Mais il lui fallait de l’argent puisque l’Inquisition avait saisi les biens de son père à l’issue du procès 2 , la laissant sans un fretin. La science de Jehan, celle qu’il lui avait communiquée durant toutes ses années de jeunesse, s’émerveillant de son excellence, avait dû y pourvoir. Mire. Elle avançait, travestie en garçon, dispensant l’art que son père lui avait transmis… Désormais il en était sûr.
    Foulques de Sevrin ferma les yeux et se laissa aller contre le dossier de sa chaire. Un infini apaisement l’inonda. Une aile d’ange venait de le frôler. De cela, il ne doutait pas.

    Il la retrouverait, la protégerait, lui remettrait la pierre, pour l’amour de Jehan. Éloi Silage pouvait aller au diable, avec les compliments de l’évêque !
    Mais d’abord, choisir un enquêteur en qui il puisse avoir toute confiance. L’idée s’imposa, belle dans sa simplicité. L’un des voyous, des gredins, des coquins, des tueurs pour trois fretins dont regorgeaient les geôles d’Alençon. L’un de ceux qui auraient vendu leur âme invendable contre une absolution. L’un de ces damnés qui pensaient qu’il suffisait de quelques phrases en latin, prononcées par un prélat, pour que Dieu ferme les yeux, efface leur épouvantable ardoise. Facile.
    Elle allait le détester d’avoir trahi son père. Sans doute aurait-elle même envie de l’occire. Et elle aurait grand raison. Car Foulques l’aimait pour sa pureté, sa force et son courage. Ces raisons même pour lesquelles il avait aimé, aimait son défunt père. Il allait la sauver, même si elle le vouait à la damnation. Et quoi ? Ne l’avait-il pas amplement méritée ?
    1 - Ou mozette ou camail. Courte pèlerine descendant jusqu’à la taille, boutonnée sur le devant.
    2 - Les inquisiteurs se payaient très souvent sur les biens des condamnés.

XXXIX
    Nogent-le-Rotrou, novembre 1306
    L ’étude de M e  Évrard Charon était nichée dans une ruelle de Bourg-le-Comte que surplombait le château Saint-Jean 1 , imposante forteresse construite alors que le Perche délimitait la volatile frontière entre le royaume de France et les tentatives d’envahissement des redoutables pirates normands venus de Scandinavie 2 .
    Un clerc, qui semblait à peine sorti de l’enfance, se rua vers Louis d’Avre lorsqu’il pénétra au soir couchant, sans avoir prévenu de sa visite. Le bailli exigea de