Lacrimae
qu’il avait eu du mal à identifier puisqu’il ne l’avait jamais ressenti auparavant. Il n’avait eu personne à aimer dans sa courte vie. Pas son pourceau de père qui l’avait vendu à la tenancière lubrique du Chat-Huant. Encore heureux qu’il ne l’ait pas abandonné en forêt pour y crever de faim ou être déchiqueté par les bêtes, ainsi qu’il se pratiquait parfois ! Pas même sa mère, morte si vite après sa naissance qu’il ne se souvenait ni de ses traits, ni de la couleur de ses cheveux, ni de sa voix. Ses frères et sœurs ? Tous se battaient pour arracher un peu de nourriture. Des animaux. Ils n’étaient que des animaux. En plus féroces.
Et puis, Druon était arrivé, et Huguelin avait découvert qu’il pouvait enfin devenir une créature humaine. Il avait tant appris ! À lire, à écrire. De magnifiques choses concernant l’art médical. Mais, en vérité, ce qu’il avait appris de plus précieux était qu’il n’avait pas à mentir, parce qu’on lui faisait confiance. Il n’avait pas à voler, parce que Druon partagerait le pain même lorsqu’il se faisait rare. Il ne pouvait plus tricher puisqu’il n’avait plus de raisons pour le justifier à ses propres yeux.
Dieu, qu’il l’aimait pour toutes ces choses bouleversantes qui s’étaient propagées en lui ! Il était devenu digne, à l’instar de son maître, et cet honneur inespéré le grisait. Druon était son mentor, son père et sa mère tout à la fois. Ah ! Mon Dieu… Protégez-le.
Et Huguelin eut soudain la pensée la plus aberrante de sa courte vie. Il songea, avec le plus grand sérieux : « Prenez ma vie, s’il le faut, mais laissez la sienne sauve, elle est bien plus importante. » Et il sut qu’il était sauvé, même s’il mourait sur l’instant.
1 - Au sens ancien de « comprendre ».
XLV
Château de Saint-Denis-d’Authou, novembre 1306
D ruon pénétra dans la chambre qu’on leur avait octroyée. Huguelin, le visage ravagé d’inquiétude, les larmes ayant abandonné des sillons translucides sur ses joues, l’attendait, assis sur le rebord de leur lit. Il se précipita vers le jeune mire et se lova contre lui, tel un enfançon, bredouillant entre ses larmes :
— Oh, j’ai cru que vous reviendr… ne reviendriez jamais, mon maître. Les chemins sont si peu sûrs et puis… et puis… Oh, et je me déteste. Je ne pense qu’à moi et suis encore trop petit pour vous être d’aide véritable. Une pauvre limace impuissante, voilà c’que… Euh, ce que je suis !
Il éclata en sanglots, de peur, de soulagement, et Druon s’agenouilla et le serra contre lui.
— Allons… jamais je ne t’abandonnerai, ni volontiers ni contraint.
— Ben oui, mais… si vous vous faites estourbir 1 ou navrer…
— On ne me navre pas si aisément, jeune homme ! Quant à celui qui m’estourbira, il n’est pas né ! trancha Druon, conscient de la faiblesse de son argument, mais certain qu’il porterait.
Il songea à la dureté de ce monde, à tous ces enfants qui devaient apprendre l’âge d’homme et de femme afin de survivre ou de mourir, sans que personne ne s’en offusquât 2 . Du moins avait-il sauvé celui-ci. Il repoussa le chagrin qui s’insinuait en lui.
— J’en suis venu à penser… Enfin, j’vous… Euh… je vous aime, vous êtes si précieux… et… s’il vous arrivait malheur… je…
— Moi aussi, je t’aime, Huguelin. Tu es… je ne sais… Peut-être mon fils, peut-être un jeune frère… (Redevenant sévère, Druon, termina :) Quoi qu’il en soit, tu dois obéir, grandir vers le meilleur, et j’y veillerai.
Huguelin serra ses bras autour de sa taille à l’étouffer et pouffa, heureux :
— Ah ! je m’y attendais… Je me fais tancer 3 . Quelle importance, nous nous aimons. Et j’ai lu, j’ai lu à votre recommandation. Sauf que vos ouvrages n’ont rien d’vraim… de vraiment affriolants 4 . Il parait qu’existent des romans, des histoires de gentes princesses, secourues par de vaillants chevaliers, et…
Druon se releva et déclara en atténuant l’amusement de son ton :
— Ce ne sont pas les gentes princesses et les vaillants chevaliers qui feront progresser la science, Huguelin. Or, puisque tu veux devenir mire, la science doit être au cœur de tes préoccupations. Même si je comprends ton engouement pour les jolies donzelles malheureuses. Je suis épuisé.
— Mais… j’ai faim, vous aussi. Nous devons
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