L'affaire Nicolas le Floch
vingt mille livres comptant un Van Dyck, représentant le portrait en pied de Charles I er d'Angleterre, qu'elle aurait placé en vis-à-vis avec celui du roi pour lui mieux faire souvenir du sort qu'on lui promet s'il venait à céder aux Parlements ?
— Je ne sais si l'explication est véridique. En tout cas, j'ai souvent admiré ce portrait chez la favorite. C'est peut-être une idée d'Aiguillon, qui souhaite ainsi flatter le goût morbide de mon maître. Quoi qu'il en soit, sa vue me jette toujours dans le malaise. De fait, le roi fatigue. Il a désormais besoin d'un marchepied pour se mettre en selle. Il envisage d'user de l'invention du comte d'Eu qui, ne pouvant plus se mouvoir à la chasse, use d'une voiture particulière pour faciliter ce plaisir. Elle tourne sur un pivot et le met à même de faire rapidement toutes les voltes que l'évolution du gibier exige. Et toujours cet accablement d'idées noires.
— Mon ami le maréchal de Richelieu, reprit Noblecourt avec un petit coup de perruque destiné à saluer l'évocation de ce grand nom, m'a raconté qu'en novembre dernier, lors d'une partie de whist chez la comtesse du Barry, M. le marquis de Chauvelin, ne se sentant pas bien, s'est adossé au fauteuil de la maréchale de Mirepoix et a plaisanté. Soudain Sa Majesté a remarqué l'altération de son visage. À l'instant même, il tombait raide mort.
— C'est exact, répondit La Borde. En vain lui a-t-on donné les secours les plus prompts. Sa Majesté est demeurée fort frappée d'un tel spectacle, d'autant plus que son vieil ami n'avait que cinquante-sept ans. Après cela, et inquiet de quelques incidents de santé, le roi s'est ouvert à son premier chirurgien en qui il a grande confiance. Il lui a communiqué ses craintes sur le délabrement de sa santé, lui tenant ce discours : « Je vois bien que je ne suis plus jeune et qu'il faut que j'enraye. » « Sire, lui a répondu La Martinière, vous feriez mieux encore de dételer. »
Un long silence s'établit où chacun semblait occupé à mesurer la gravité et les conséquences de ce propos. Nicolas sentait la sueur l'envahir. Voilà bien, songea-t-il, les conséquences de ces courses folles dans la nuit glacée. Soudain, il glissa sur le sol, et la vénérable bouteille de tokay, échappant de sa main, se brisa à terre. Cyrus, le vieux bichon qui sommeillait aux pieds de son maître, se dressa à ce bruit et se mit à hurler à la mort. Chacun se précipita sous le regard affolé de M. de Noblecourt qui, pâle et tremblant, tentait de se lever de son fauteuil.
II
SUSPICIONS
Seigneur, répond le chevalier, je vois qu'il me faut parler de ma honte et de ma douleur... afin de prouver ma loyauté.
Livre du Graal
Vendredi 7 janvier 1774
Au milieu de nuées brumeuses qui enveloppaient toute chose, Nicolas distinguait à peine les visages de trois barbons branlant du chef qui considéraient un quatrième, lequel, la tête couverte d'une serviette, prononçait des mots indistincts. Une petite vieille, dont les traits disparaissaient sous d'épaisses dentelles noires, coupait, avec ce qui lui parut être une serpe, un gâteau des rois. Lorsqu'ils furent servis, les quatre convives s'employèrent à mâcher avec peine leur part du festin. Cette activité était entrecoupée de paroles brèves et inarticulées. Soudain, celui dont la tête était toujours dissimulée poussa un cri bref et, plongeant sa main sous le linge, en sortit une fève noire. Nicolas s'interrogeait sur le sens de cette scène quand le vieillard à la face cachée se leva avec peine et saisit de sa main gantée une couronne qu'il éleva jusqu'à son crâne dans le même temps que tombait la serviette. Nicolas frémit d'horreur à la vue de la tête de mort couronnée qui ricanait en le fixant de ses orbites vides. La vieille écarta ses dentelles et il constata avec un sentiment d'angoisse redoublée que son corps décharné portait, comme détachée, la tête exquise et poudrée de Mme du Barry. Il cria et ferma les yeux pour chasser cette image...
— Tenez-le ferme, Bourdeau, il s'agite tant qu'il va tomber.
— C'est un cauchemar.
Semacgus prit le pouls de Nicolas et posa sa main sur son front.
— Cela en a tout l'air. La fièvre est tombée et le pouls se rétablit. Les herbes d'Awa sont précieuses contre ces accès violents. Je me félicite chaque jour d'en avoir fait d'amples provisions avant mon départ de Saint-Louis.
— Cela fait tout de
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