L'affaire Nicolas le Floch
faut. Avec l'eau de mes huîtres, je concocte une réduction à laquelle j'ajoute deux pains de beurre de Vanvres fondu avec des herbes hachées bien menues. Cette sauce...
Elle désigna une saucière d'argent.
— ... est relevée d'un jus de citron. C'est selon le goût, mais j'y trouve un expédient pour humecter la farce en restituant aux huîtres leur naturel qui s'épanouit dans cette rosée relevée.
— Et comment s'appelle cette merveille ? s'enquit Noblecourt, les yeux exorbités de concupiscence. Je ne savais pas Marion si habile à rendre aussi poétiquement les tours de main de son office.
— Ingrat ! dit Semacgus. Il la découvre alors qu'elle le sert depuis quarante ans !
— Quarante-trois, pour être précis, fit Marion d'un air modeste. Mais, pour répondre à monsieur, c'est une tour farcie aux huîtres vertes. J'ajoute que le secret réside en une pâte brisée si longuement travaillée qu'elle en apparaît presque feuilletée, mais qu'elle est assez ferme dans le moule pour tenir l'ensemble de la préparation.
— C'est vrai, sourit La Borde, qu'en entendre parler, c'est la manger deux fois.
— Je me demande, dit Semacgus, si le simple fait d'entendre ce récit ne va pas réveiller la goutte chez notre hôte ? Ce serait le coup de pied de Comus !
Tous éclatèrent de rire. Nicolas les écoutait, triste et heureux à la fois. Un étrange sentiment le poignait d'assister à cette fête sans que ses amis se doutassent de sa présence. Il ne parvenait pas à faire le geste de pousser la porte et de franchir le seuil afin d'apparaître dans la lumière de la bibliothèque. La fièvre montait avec ses frissons ; son emprise lui enserrait les tempes. Des sentiments contradictoires l'oppressaient : la tristesse qui coulait en lui à flots, une sorte de nostalgie sur un passé qui ne reviendrait pas et la tentation d'un assoupissement oublieux. Il essaya de se reprendre en main en fixant son attention sur la conversation qui continuait de plus belle.
— Sa Majesté, dit La Borde, a longtemps mitonné et servi elle-même ses invités au souper de ses petits appartements. Nicolas, s'il était des nôtres, vous le confirmerait. Le roi lui a un jour servi toute une assiettée d'ailes de poulet, ravi de voir que le petit Ranreuil , comme il a coutume de le nommer, partageait avec lui sa prédilection pour ce morceau de haut goût.
— Comment se porte le roi ? questionna gravement Noblecourt.
— À la fois bien et mal. Il fait le jeune homme tout en éprouvant les fatigues de l'âge qui gagne.
— Allons, je suis de dix ans son aîné et je me porte comme...
— Comme un homme que ses amis protègent des tentations et des imprudences qui en tueraient de beaucoup plus gaillards, interrompit Semacgus.
— Voilà bien le bel apôtre qui se croit le mieux placé pour parler !
— Moi-même, monsieur le procureur, je m'astreins depuis quelques années à observer les précautions qui me permettent de jouir de la vie dans de bonnes conditions aussi longtemps que vous, je l'espère.
— Tout est là, dit La Borde, le roi n'est pas raisonnable. La jeunesse qui l'entoure en profite. La dame l'agace de provocations incessantes et attise ses derniers feux. Elle n'est pas la Pompadour et n'a point d'ambition politique, mais elle place son influence aux services de ceux qui l'entêtent d'en avoir.
— Vous voulez dire qui l'aiguillonnent , soupira Bourdeau.
Cette allusion au principal ministre, le duc d'Aiguillon, fut saluée d'applaudissements. La Borde soupira.
Nicolas se souvint que son ami s'était brouillé récemment avec la Guimard, maîtresse qu'il partageait avec le prince de Soubise. Ce dernier avait exigé la fin d'une situation qui satisfaisait tout le monde sous le prétexte que le premier valet de chambre du roi avait procuré une galanterie 7 à la comédienne, que celle-ci l'avait donnée au prince, lequel l'avait transmise à la comtesse de l'Hospital et celle-ci à on ne savait qui, la chaîne des causes et des conséquences se perdant dans la complexité des liaisons de la ville et de la Cour. La Borde avait confié à Nicolas qu'il s'était fait soigner, sur le conseil du maréchal de Biron, colonel des gardes-françaises, par les dragées antivénériennes d'un empirique nommé Keyser, remède dont le vieux soldat avait fait l'expérience sur les hommes de son régiment corrompus par la ville.
— Est-il vrai, demanda Noblecourt, que la dame a acheté
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