L'affaire Nicolas le Floch
de difficultés, qu'il prétende avoir été abordé par un quidam à moustache grise qui l'a grassement payé pour la course à faire. Je pense n'avoir rien oublié. Si nous allions dîner ?
Ils rejoignirent leur habituel lieu d'agapes, rue du Pied-de-Bœuf à quelques pas du Grand Châtelet, devisant des nouvelles du jour, dont la principale demeurait la publication d'une lettre du nouveau roi à M. de Maurepas. Bourdeau, toujours acrimonieux, se moquait du ton, qu'il qualifiait de candide, de la missive. À quoi rimait, pour un souverain, de reconnaître « n'avoir pas toutes les connaissances qui sont nécessaires à son état ». Nicolas trouvait cette modestie émouvante ; ils en débattirent longuement. Il moqua son adjoint qui, d'ordinaire, censurait le pouvoir absolu de la monarchie, mais qui, pour le coup et pris à contre-pied, s'en voulait de ne pouvoir développer contre le jeune roi ses idées habituelles.
Le plat de ris de veau que leur servit le tavernier les réunit dans l'éloge. Ils réclamèrent des éclaircissements prétendant, comme à l'accoutumée, que le récit doublait leur jouissance. Ils savaient ainsi faire plaisir à leur hôte. Il s'agissait, dit celui-ci en s'asseyant à leur table et en acceptant un verre d'un blanc bien rafraîchi, de faire dégorger les ris, de les piquer de lard fin, roulé au préalable dans un mélange de fines herbes, d'envelopper le tout de bardes fraîches, de faire blondir doucement, puis de mouiller moitié vin blanc, moitié bouillon double avec du sel, du poivre, un bouquet garni, quelques tranches de limon dont on avait ôté la pulpe et les pépins et enfin d'un mélange de groseilles à maquereau écrasées dans un filet de vinaigre. Pour parachever le tout, un petit caramel léger n'était pas à dédaigner. L'ensemble devait cuire à tout petit feu, au plus trois quarts d'heure. Les ris retirés, il fallait passer la cuisson et faire réduire la sauce au point où il n'en reste presque plus, quand elle nappait le poêlon d'une couche brillante. Alors, et alors seulement, on y roulait le ris de veau pour le glacer et on servait sur un lit d'oseille cuite juste fondue dans le récipient de cuisson. Leur festin se termina par quelques verres d'une sorte de ratafia que l'hôte confectionnait à partir d'eau-de-vie, de safran, de cannelle, d'amandes amères, de clous de girofle, de fleurs d'oranger et de sucre. Il en vanta les qualités digestives.
Ils se quittèrent devant l'Apport-Paris. Bourdeau se chargeait du billet à Camusot et de son déguisement, pour lequel il devrait récupérer les habits de Cadilhac à la basse-geôle. Ils se retrouveraient à quatre heures pour se déguiser avant d'aller reconnaître la grande salle des thermes de Cluny.
Lundi 16 mai 1774
Tout s'était déroulé comme l'avait voulu Nicolas. Un gamin transmit le billet à la vieille servante de Camusot, qui assura pouvoir le remettre le jour même à son maître. Le concierge de la Comédie italienne, ravi que Nicolas ait pensé à lui, avait pu faire en sorte qu'on transformât Bourdeau en un très acceptable Cadilhac. Tirepot, ayant communiqué les ordres du commissaire à Rabouine, le dispositif de surveillance élargi était en place. Nicolas et Bourdeau, méconnaissables, avaient repéré les lieux le dimanche soir et peaufinaient leurs préparatifs. Le logis de la rue des Douze-Portes et l'hôtel d'Aiguillon demeuraient sous le regard incisif de mouches innombrables parmi lesquelles, des prêtres, des commères réjouies et une bonne vingtaine de faux aveugles, d'estropiés et autres gagne-deniers.
Nicolas persista dans son projet de se porter sur les lieux bien avant l'heure du rendez-vous prévu. Il s'était grimé de telle sorte que Rabouine, venu aux ordres, le prît pour quelque échappé de Charenton ou de Bicêtre et l'eût jeté à la porte sans l'intervention de Bourdeau, mort de rire devant sa méprise. Nicolas passerait la nuit dans le palais des Thermes, de manière à pouvoir déceler toute présence hostile et d'intervenir à temps si la vie de l'inspecteur était menacée.
Ainsi, sur le coup de sept heures, un étrange personnage avançait, clopin-clopant, dans la rue de la Harpe, voie sombre et étroite, où deux charrettes suffisaient à bloquer le passage. Le piéton intrépide qui s'y engageait devait choisir entre d'humides murailles et les roues menaçantes des voitures. Après avoir considéré si son manège faisait l'objet de
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