L'affaire Nicolas le Floch
curiosité, le mendiant poussa la grille de fer du palais des Thermes et pénétra dans la grande salle. Mal famée, elle se présentait comme un lieu d'abandons divers et de promenades subreptices. Un jardin suspendu, à l'image de ceux de Babylone, installé au-dessus des solides voûtes romaines, couronnait encore la salle ; un autre s'était effondré en 1737 avec la voûte qui le supportait. Nicolas mesura encore une fois l'extraordinaire impression ressentie devant cette salle immense et majestueuse qui surgissait d'un passé si lointain.
En dépit de son aspect dépouillé, la hauteur des voûtes, les voussures hardiment projetées retombaient sur des consoles en forme de proue de navire. Le regard était retenu par la finesse des archivoltes, des arcades et des niches. Il se sentit plongé dans un monde que l'imagination peinait à reconstituer. Des bâtiments fragiles de torchis figuraient des corps de fermes, des hangars et des cabanes. Une plate-forme était plaquée contre la muraille accessible par une échelle de meunier. Une sorte de fenil croulait sous des amas de foin moisi et de fagots abandonnés. Il lui parut que cet endroit constituerait un observatoire privilégié. Il en gravit l'échelle. Il y avait là de la paille à profusion, des caisses éventrées et toutes sortes de caques. Il dominait la salle dans son ensemble, avec vue sur l'entrée extérieure et vers les bâtiments de l'abbaye. Certes, toute issue lui était coupée, mais la position, facilement défendable, permettait, le cas échéant, de soutenir une attaque. Bourdeau avait ordonné à Rabouine d'attendre quelques minutes après son propre départ en voiture. Si Nicolas n'apparaissait pas, le dispositif policier envahirait la grande salle pour lui porter aide et assistance.
Après avoir vérifié qu'il était seul, le commissaire entreprit d'édifier une sorte d'abri composé d'éléments disparates ; l'édifice ainsi monté lui rappela les mottes où se faisait le charbon de bois. Il le bâtit de telle sorte qu'il permettait d'offrir une entrée et une sortie. Une planche pivotante créait un semblant de meurtrière pareille à celle dont usait jadis le marquis de Ranreuil lorsqu'il tirait les passages de colverts depuis une canardière installée sur un étang proche du château. Enfin il disposa sur cette meule figurée force branchages et foin. Catherine l'avait pourvu d'un solide pâté en croûte et d'une bouteille de cidre. Il s'était muni de la lanterne sourde miniature, présent de Bourdeau, du pistolet de même nature et de son épée. Pour passer le temps, son choix s'était porté sur un livre de réflexions morales de Marivaux intitulé Le Spectateur français . Il en appréciait le style, la pénétration peu commune des sentiments et des mouvements du cœur. Cela s'apparentait à une philosophie agréable dont on pouvait déguster les morceaux au hasard. L'auteur savait offrir à la vertu cet air d'agrément qui la fait aimer et au vice les couleurs qui effarouchent la probité. Il s'installa donc confortablement sur un sac de jute.
Neuf heures sonnaient à l'abbaye. Nicolas lisait tranquillement quand il entendit des pas lourds qui arpentaient la grande salle. Un homme du peuple, coiffé d'un bonnet de laine noire et d'une veste de calemande, se dirigeait vers la grille de sortie, un trousseau de clefs à la main. Peu après, Nicolas perçut dans le lointain le grincement des grilles refermées et le bruit d'une serrure. Ainsi, la nuit, tout était clos ; il pouvait espérer une soirée paisible. C'était sans compter avec d'insidieuses colonnes de fourmis, dont il fallut se débarrasser par des hécatombes répétées et par l'abandon de débris de victuailles. C'était le prix à payer d'une ville où la campagne était encore très présente. Attirées par l'odeur de ces mêmes vestiges, parurent ensuite des souris, bientôt suivies par des rats dont l'agressivité inquiéta Nicolas jusqu'au moment où une petite chatte noir et blanc surgit, la patte quémandeuse, geste qu'elle accompagnait de doux miaulements timides. Il finit par la séduire grâce à la viande du pâté et s'en fit une alliée contre la gent rongeuse et mordante.
Il entendit à nouveau des pas. Le gardien réapparut avec une lanterne, escortant un couple qu'il laissa seul avec la lumière après s'être fait payer. Les Thermes de Julien servaient donc de cadre à des activités clandestines profitables au cicérone chargé de les
Weitere Kostenlose Bücher