L'affaire Nicolas le Floch
enceinte de justice, puis dûment interrogé dans une procédure d'enquête criminelle. Voilà où nous en sommes, et il nous faut vous tirer de là. Je suis bien coupable, de n'avoir pas mesuré à temps les dangers que vous faisait courir cette liaison. Pour satisfaire ce besoin de tout contrôler, qui est à la fois la nécessité et le vice de mes fonctions, j'ai compromis mon meilleur agent. Oui, Nicolas, cela je le regrette et m'en accuse en vérité.
Il frappa avec rage le tisonnier sur une bûche qui s'effondra à grand fracas. Nicolas, sidéré, considérait cet homme réputé froid et insensible, manifester sa peine avec une telle fougue. Tout ce qu'il avait accompli, pendant tant d'années, auprès de lui, s'en trouvait justifié et comme récompensé. Que M. de Sartine s'attachât avec une telle obstination à son salut au risque de compromettre sa propre position toujours fragile au milieu des intrigues de la Cour et de l'incertitude d'une fin de règne, le réconforta et le rasséréna. Bourdeau reparut avec un grand registre couvert de papier gris.
— Depuis juin 1773, déclara-t-il, cent soixante-douze Suisses sont entrés à Paris. Le nom de notre musicien n'apparaît nulle part. J'ai consulté la liste alphabétique des étrangers dans les garnis et les hôtels, sans plus de succès. Nous allons devoir nous en remettre à Balbastre pour plus de précisions, puisque, apparemment, il le connaît.
— Retrouvez-moi Balbastre, ordonna Sartine. Je suppose qu'on le trouve l'après-midi à Notre-Dame, soit qu'il répète soit qu'il enseigne à ses élèves. Nicolas vous accompagnera dans sa tenue de greffier. Pour ma part, je vais me concerter avec moi-même. Rejoignez-moi ce soir à l'hôtel de police, nous aviserons. D'ici là, rien ne peut arriver. Nous sommes samedi : Testard du Lys attendra ma réponse et ne bougera pas, sachant que je vois le roi pour mon audience particulière chaque dimanche soir. Allons, faites diligence et prenez garde à l'organiste, il sait manipuler les poussettes et les tirettes !
Sartine ramassa prestement une grande cape au col bordé de fourrure de zibeline, s'en enveloppa, coiffa un tricorne gris gansé de noir et quitta la salle. Quand Bourdeau et Nicolas sortirent à leur tour, le Père Marie leur adressa un clin d'œil éhonté, le doigt sur la bouche. En voilà un, pensa le commissaire, qui n'avait pas traîné pour comprendre la situation. Dans la voiture qui devait les conduire à Notre-Dame, les deux hommes restèrent un moment silencieux. Ce fut Bourdeau qui parla le premier.
— Ce qui me fait le plus mal, soupira-t-il, c'est qu'à cette comédie que j'ai dû vous jouer sur ordre, vous n'avez opposé que votre loyauté. Elle vous poussait à refuser mon plan de peur de me compromettre...
Nicolas se tourna à demi vers l'inspecteur et lui envoya une bourrade dans l'épaule.
— N'en parlons plus, voulez-vous ? L'essentiel est que M. de Sartine et vous, Pierre, soyez persuadés de mon innocence au moment où le sort s'acharne sur moi. À propos de Balbastre, notre première rencontre chez M. de Noblecourt me reste encore en mémoire comme un moment détestable. À vingt ans, je supportais fort mal l'arrogance et le mépris vis-à-vis du petit provincial arrivant de sa Bretagne natale. Nous nous sommes revus souvent depuis, sans que notre commerce se réchauffât. L'homme a dans la cinquantaine et s'évertue à jouer les petits maîtres en habit de godelureau et perruque blonde. Il fréquentait chez Julie. Défiez-vous de lui, il voudra le prendre de haut. Avancez dès l'abord en agitant le nom et la puissance de M. de Sartine. Si je tousse, prenez garde !
Tout au long du bref trajet du Châtelet à Notre-Dame, Nicolas peinait à faire le tri dans les pensées multiples qui l'agitaient. Ainsi, Julie n'apparaissait plus comme une jeune veuve réservée ; elle appartenait à ces agents stipendiés par la police grâce auxquels la lieutenance générale de police exerçait son écoute et son contrôle de la capitale. La femme désirable n'était plus qu'un de ces relais d'opinion qui permettaient à M. de Sartine de dire « lorsque quatre personnes parlent entre elles, il y en a au moins une à moi ». La réalité se bâtissait de faux-semblants et la vérité même trompait sur ses apparences, et il avait été le jouet de ce théâtre d'ombres. Savoir, dans ces conditions, si les sentiments que Julie prétendait lui vouer étaient sincères
Weitere Kostenlose Bücher