L'affaire Nicolas le Floch
la fin du monde se répandit aussitôt. On se précipitait en foule dans les confessionnaux. Je fus chargé de rétablir l'ordre autour de Notre-Dame. C'était impressionnant. Imaginez une foule de cauchemar venue se faire entendre du grand pénitencier, seul habilité à entendre les confessions des cas épouvantables. Je revois encore ces visages effrayants, du vrai gibier de potence. De rudes journées, en vérité !
La circulation se rétablit et ils se trouvèrent devant la cathédrale. Le ciel était si bas par cette journée d'hiver que les fumées des cheminées se mêlaient au brouillard et que la vieille église paraissait coupée à hauteur de la frise des rois. Dès l'entrée dans le sanctuaire, Nicolas fut, comme toujours, impressionné par la statue monumentale de saint Christophe. L'air vibrait des essais de l'orgue de la tribune. Balbastre était donc là. Ils demandèrent leur chemin à un chanoine qui passait, si voûté que son menton touchait sa poitrine et qu'il dut relever d'une main son visage pour les considérer. Il leur indiqua où se trouvait l'escalier menant à la tribune avant de laisser tomber lourdement sa tête. Parvenus à destination, Nicolas était en sueur sous son faux ventre et Bourdeau, cramoisi, soufflait comme un bœuf. Ils jetèrent un coup d'œil sur les drapeaux pris à l'ennemi qui tapissaient le pourtour de l'édifice et sur les chapeaux des cardinaux morts qui pendaient attachés à des fils depuis la voûte. Une voix connue, aigre et doctorale, leur parvint.
— Voulez-vous me dire ce qu'est le tremblant, monsieur ?... C'est peut-être l'état dans lequel vous plonge ma question. Le tremblant, monsieur, est le système qui, dans l'orgue, altère le débit du vent de sortie de telle sorte qu'il jaillit dans les tuyaux par saccades régulières et produit un son tremblant. Rachetez-vous, jeune ignorant. Qu'appelle-t-on tremblant fort, ou à vent perdu ?
— Je crois, maître, fit une petite voix, que c'est celui que l'on emploie dans le grand jeu.
— Voilà qui est mieux ! Mais ne vous croyez pas sorti d'affaire. Définissez-moi le grand jeu.
— Le grand jeu... C'est le jeu... qui... où...
— Rien du tout ! Vous n'êtes qu'un âne bâté. Le grand jeu, c'est le nom donné au clavier principal...
On entendit un poing qui frappait sourdement du bois.
— Sans grand jeu, point de liesse, point d'éclat, point de dialogue entre les diverses résonances.
Bourdeau toussa. Une demi-douzaine de têtes effarées se retournèrent sans que le principal acteur de la scène daignât bouger la tête.
— Qui se permet de troubler ainsi M. Balbastre quand il enseigne ?
— Maître, je suis au désespoir, dit Bourdeau. M. Gabriel de Sartine, lieutenant général de police, m'a requis de venir au plus vite prendre des compléments d'information à la suite de la lettre, dont il vous sait grandement gré, que vous avez bien voulu lui adresser sur les tristes événements de la rue de Verneuil. Inspecteur Pierre Bourdeau, pour vous servir.
Le tricorne de Bourdeau balaya le plancher. Nicolas trouva le geste un peu exagéré, mais rien n'était de trop pour calmer le musicien. Balbastre, raide sur son fauteuil à tournevis, pivota. Encadré par une perruque blonde à petites boucles, son visage rond et pâle, sur lequel la céruse dissimulait les rides et où le rouge tentait de remplacer l'inexistence des pommettes, se fixa sur Bourdeau. Son gilet jaune jonquille et une culotte chinée à fils d'or accentuaient encore par leur assemblement incongru son apparence d'automate juché sur son mécanisme.
— Inspecteur ? N'ai-je droit qu'à un inspecteur ? Je ne parlerai qu'au lieutenant général.
— Je suis au désespoir d'avoir à vous contredire, répliqua Bourdeau. C'est à moi qu'il vous faut parler. M. de Sartine est à Versailles. Et d'abord, messieurs, récréation, M. Balbastre vous donne congé. Allons...
Il agita les mains vers les élèves qui se dispersèrent comme une volée de moineaux.
L'organiste descendit de son fauteuil et se dirigea vers Bourdeau en se dandinant. Nicolas pensa en le voyant qu'il évoquait quelque pintade exotique gravée sur un paravent de Coromandel.
— Qui vous autorise, monsieur ?
— M. de Sartine m'a donné tous pouvoirs pour vous interroger, jeta l'inspecteur. Asseyez-vous et écoutez-moi.
Balbastre obéit.
— Dans la lettre en question, commença Bourdeau, vous portez de bien graves accusations
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