L'affaire Toulaév
son usage personnel, afin de se commander un mobilier, des fonds affectés à l'installation d'une maison de repos des travailleurs de la terre… C'était un point discutable, mais il ne discutait pas, il acquiesçait, tout cela était vrai, pouvait l'être, devait l'être, voyez, camarade, si le parti l'exige, je ne demande qu'à tout prendre sur moi… Bon signe, aucune de ces inculpations n'entraînait la peine capitale. On lui permit de lire de vieux illustrés.
Réveillé une nuit du plus profond de son sommeil, conduit à l'interrogatoire par des chemins inaccoutumés, ascenseurs, cours, souterrains très éclairés, Makéev affronta soudainement d'autres dangers. Une terrible sévérité dissipait toutes les énigmes.
– Makéev, vous reconnaissez avoir été, dans la région dont le Comité central vous avait confié l'administration, l'organisateur de la famine…
Makéev fit un signe d'assentiment. La formule, pourtant, était durement inquiétante : elle rappelait de récents procès… Mais que pouvait-on lui demander d'autre ? De quoi pouvait-il raisonnablement se charger si ce n'était de cela ? Personne, à Kourgansk ne douterait de sa culpabilité. Et la responsabilité du Bureau politique serait dégagée.
– L'heure est venue de nous faire une confession plus complète. Ce que vous nous cachez montre quel ennemi irréductible vous êtes devenu pour le parti. Nous savons tout. Tout est prouvé, Makéev, irréfutablement. Vos complices ont avoué. Dites-nous la part que vous avez prise au complot qui a coûté la vie au camarade Toulaév…
Makéev baissa la tête – ou plus exactement sa tête sans force tomba sur sa poitrine. Ses épaules fléchissaient comme si son corps se fût vidé, pendant qu'on lui parlait ainsi, de toute consistance. Un trou noir, un trou noir devant lui, une cave, une fosse et plus rien à répondre. Il perdit la parole, le geste, regarda stupidement le parquet.
– Accusé Makéev, répondez !… Vous vous sentez mal ?
On l'eût battu sans en rien tirer, son grand corps n'avait pas plus de consistance qu'un sac de chiffons. On l'emmena, on le soigna, on lui rendit un peu de son apparence coutumière en le faisant raser. Il ne cessait pas de se parler à lui-même. Sa tête ressembla à un crâne, haut, conique, aux maxillaires proéminents, aux dents carnassières. Remis du premier choc nerveux, il reprit une autre nuit le chemin de l'instruction. Il marchait d'un pas veule, le cœur malade, perdant ses dernières forces à mesure qu'il se rapprochait du cabinet…
– Makéev, nous avons contre vous, dans l'affaire Toulaév, une déposition écrasante, celle de votre femme…
– Impossible.
L'image, bizarrement irréelle de la femme qui avait été réelle pour lui, dans une autre vie, dans une des vies antérieures devenues irréelles, rappela sur ses traits un éclair de fermeté. Ses dents luirent méchamment.
– Impossible. Ou elle ment parce que vous l'avez torturée.
– Ce n'est pas à vous de nous accuser, criminel Makéev. Vous niez encore ?
– Je nie.
– Écoutez donc et soyez confondu. En apprenant l'assassinat du camarade Toulaév, vous vous êtes exclamé que vous attendiez cette nouvelle, que c'était bien fait pour lui, que c'était lui, et non vous, l'organisateur de la famine dans la région… J'ai vos paroles textuelles, faut-il vous en donner lecture ? Est-ce vrai ?
– C'est faux, répondit Makéev à mi-voix, tout est faux.
Et le souvenir émergea mystérieusement de l'obscurité intérieure. Alia, son visage lamentablement gonflé de larmes… Elle tenait entre ses doigts tremblants la dame de cœur, elle criait, mais sa voix sifflante et défaillante s'entendait à peine : « Et toi, traître et menteur, quand est-ce que l'on te tuera ? » Qu'avait-elle pu penser, que lui avait-on suggéré, pauvre sotte ? Le dénonçait-elle pour le sauver ou pour le perdre ? Inconsciente…
– C'est vrai, dit-il. Je devrais vous expliquer que c'est plus faux encore que vrai, faux, faux…
– Ce serait tout à fait inutile, Makéev. Si vous avez la moindre chance de salut, elle est dans une confession complète et sincère…
Le souvenir immédiat de sa femme l'avait ranimé. Il ressembla à lui-même, fut sarcastique :
– Comme les autres, n'est-ce pas ?
– À quoi faites-vous allusion, Makéev ? Qu'osez-vous penser, contre-révolutionnaire Makéev, traître au parti, assassin du parti ?
– Rien.
Il s'affaissa de nouveau.
–
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