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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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si tu te crois innocent, tu te trompes lourdement. Innocents, nous ? De qui te moques-tu ? Oublies-tu notre métier ? Le camarade haut-commissaire à la Sûreté serait innocent ? Le grand inquisiteur serait pur comme un agneau ? Seul au monde, il n'aurait pas mérité la balle dans la nuque qu'il distribuait par tampon-signature à raison de sept cents par mois, en moyenne, chiffres officiels, radicalement faux ? Les chiffres authentiques personne ne les connaîtra jamais…
    – Mais tais-toi donc ! cria Erchov, excédé. Fais-moi ramener à ma cellule. J'étais soldat, j'exécutais des consignes, assez ! Tu m'infliges une torture inepte…
    – Non. La torture ne fait que commencer. La torture viendra. J'essaie de te l'épargner. J'essaye de te sauver… De te sauver, comprends-tu ?
    – Est-ce qu'on t'a promis quelque chose ?
    – Il nous tiennent tellement en main qu'ils n'ont pas besoin de nous promettre quoi que ce soit… Nous savons ce que valent les promesses… Popov est venu me voir, tu sais, cette vieille galoche bafouillante… Quand son tour viendra, je serai bien content, même dans l'autre monde… Il m'a dit : « Le parti vous demande beaucoup, le parti ne promet rien à personne. Le Bureau politique appréciera selon les nécessités politiques. Le parti peut aussi vous fusiller sans jugement… » Décide-toi, Maximka, je suis aussi fatigué que toi.
    – Impossible, dit Erchov.
    La tête dans les mains et les mains tombées sur les genoux, il pleura peut-être. Il respirait comme un asthmatique. Une durée dévastatrice s'écoulait.
    – Ce serait bon de s'envoyer soi-même une balle dans la tête, murmura Erchov.
    – Je te crois !
    La durée incolore, mortelle, et rien au bout. Dormir.
    – Une chance sur mille, murmurait Erchov, du fond d'un calme sans recours, ça va. Tu as raison, frère. Il faut jouer le jeu.
    Ricciotti appuyait un doigt forcené sur un bouton de sonnette. L'appel autoritaire retentit quelque part… Un jeune soldat du bataillon spécial entrouvrit la porte.
    – Du thé, des sandwiches, du cognac. Vite, hein !
    Le grand jour bleuâtre éblouissait les lampes dans les vitres du Service secret, désert à cette seule heure… Avant de se séparer, Erchov et Ricciotti se donnèrent l'accolade. Des visages souriants les entouraient. Quelqu'un dit à Erchov :
    – Votre femme va bien. Elle est à Viatka, elle a un emploi dans l'administration communale…
    Dans sa cellule, Erchov s'émerveilla de trouver, sur la table, des journaux. Il ne lisait rien depuis des mois, son cerveau travaillait à vide, c'était par moments très dur. Rompu, il se laissa choir sur le lit, déplia un numéro de la Pravda sur le portrait bienveillant du chef, considéra un long instant ce portrait, avec effort, comme s'il cherchait à comprendre quelque chose, et s'endormit ainsi, le visage couvert par cette image imprimée.
    Des téléphones transmettaient l'importante nouvelle. À 6 h 27 du matin, Zvéréva, réveillée elle-même par sa secrétaire, informa par fil direct le camarade Popov : « Erchov avoue… » Zvéréva, couchée dans son grand lit en bois doré de Carélie, déposa l'écouteur sur la table de nuit. Obliquement incliné vers elle, un miroir limpide lui renvoyait une image d'elle-même dont elle n'était jamais lasse. Les cheveux teints, lisses et longs, lui entouraient le visage jusqu'au menton d'un ovale noir presque parfait. « J'ai la bouche tragique », pensait-elle, à voir le pli jaunissant de ses lèvres qui confessaient de la honte et de la rancune. Elle n'avait de vraiment humain, dans un visage couleur de vieille cire, aux rides soigneusement massées, que les yeux – sans cils ni sourcils – qui étaient d'un noir de suie. Leur opacité n'exprimait dans la vie quotidienne qu'une dissimulation définitive. Dans le tête-à-tête du miroir, ils exprimaient un égarement dévorant. Zvéréva rejeta brusquement les couvertures. À cause de ses seins vieillis, elle dormait avec des soutiens-gorge en dentelle noire. Son corps lui apparut dans le miroir, encore pur de lignes, long, souple, mat, comme d'une mince Chinoise, « d'une esclave chinoise telle qu'il y en a dans les maisons closes de Kharbine ». Les paumes de ses mains sèches suivirent la courbe de ses hanches. Elle s'admira : « J'ai un ventre étroit et cruel… » Sur le mont de Vénus, elle n'avait qu'une touffe aride ; dessous, les plis secrets étaient tristes et serrés ainsi qu'une bouche délaissée…

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