L'affaire Toulaév
Vers ces plis glissa sa main, tandis que son corps se cambrait, que son regard se voilait, que le miroir s'amplifiait et se remplissait de vagues présences. Elle se caressa doucement. Au-dessous d'elle flottèrent dans un vide exécrable des formes confondues de mâles et de très jeunes femmes brutalement possédées. Son propre visage en transe, les yeux mi-clos, la bouche entrouverte s'exalta un moment devant lui-même. « Ah, je suis belle, ah, je… » Elle s'affaissa, secouée du talon à la nuque par un grand tremblement, dans sa solitude. « Ah, quand aurai-je… » Le téléphone grinçait. Ce fut le chuintement fade du vieux Popov :
– Mes fé-fé-fé-félicitations… L'instruction a fait un grand pas… Maintenant, camarade Zvéréva, pré-préparez-moi le dossier Roublev…
– Dès ce matin, camarade Popov.
Depuis bientôt dix ans, Makéev vivait dans l'humiliation infligée ou dévorée. Il ne connaissait pas d'autre façon de gouverner que de réduire toute objection par la répression et l'humiliation. Au début, quand un camarade se débattait tristement à la tribune pour reconnaître, sous les regards ironiques, ses erreurs de la veille, abjurer ses compagnons, ses amitiés, sa propre pensée, Makéev se sentait incommodé. « Fils de chienne, pensait-il, tu ne ferais pas mieux de te laisser casser les côtes ? » Un mépris lourd de dérision lui fit accabler, après les discussions de 1927-1928, les grands aînés qui se reniaient pour n'être pas chassés du parti. Makéev se devinait confusément appelé à partager leur succession. Ses massives railleries entraînaient les assemblées contre le militant de 1918 que l'on voyait tout à coup dépouillé de son auréole, dépouillé de son pouvoir, s'humilier devant le parti – et c'était en réalité devant des gens médiocres réunis par le seul souci de la discipline. Makéev, le crâne empourpré, tonnait : « Non, ce n'est pas assez ! Moins de phrases ! Parlez-nous de l'agitation criminelle à laquelle vous avez participé dans les usines ! » Ses interruptions, pareilles à des coups de nerf de bœuf assénés en plein visage, contribuèrent beaucoup à lui ouvrir la voie du pouvoir. Il y chemina comme il y était monté, persécutant les camarades vaincus, exigeant qu'ils renouvelassent sans cesse, en des termes plus épais et plus révoltants, les mêmes abjurations, car c'était la seule façon qui leur restât de se désister de la puissance toujours prête, semblait-il, à tomber nécessairement entre leurs mains, puisqu'ils étaient en réalité purs des erreurs du temps présent ; exigeant de ses subordonnés qu'ils prissent sur eux les responsabilités de ses propres fautes, car il valait plus qu'eux, lui, Makéev, pour le parti ; s'humiliant hâtivement lui-même quand un plus gros que lui l'exigeait. La prison le plongea dans une désespérance animale. Il fut, dans sa cellule qui était obscure et basse, pareil à un bœuf mal assommé par le marteau de l'abatteur. Sa forte musculature s'affaissa, sa poitrine velue se creusa, une barbe en paille déteinte lui poussa jusque sous les yeux, il devint un grand moujik à l'échine courbée, aux épaules rondes, au regard triste et peureux… Le temps passait, on oubliait Makéev, on ne répondait rien à ses protestations de dévouement. Lui-même n'osait protester d'une innocence plus imprudente qu'incertaine. La réalité du monde extérieur s'abolissait, il ne parvenait plus à se représenter visuellement sa femme, même dans les moments où une frénésie sexuelle s'emparait de lui pour le prostrer sur sa couche, la chair congestionnée, un peu de bave à la commissure des lèvres… Le commencement des interrogatoires lui fit un bien immense. Et d'abord, tout s'éclaira, ce n'était qu'une carrière brisée, ça ne pouvait pas valoir plus de quelques années dans les camps de concentration de l'Arctique et l'on y peut aussi déployer du zèle, de l'esprit d'organisation, obtenir des récompenses… On y trouve des femmes. On lui demandait de convenir qu'il avait poussé trop loin l'application des directives de mai et sciemment négligé, par contre, d'appliquer celles de septembre ; de se reconnaître responsable de la diminution des emblavures dans la région ; de reconnaître qu'il avait nommé à la direction de l'agriculture des fonctionnaires condamnés depuis comme contre-révolutionnaires (lui-même les avait dénoncés) ; de reconnaître avoir détourné pour
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