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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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mieux que nous tous. Je ne le crois pas génial, je le crois plutôt borné, mais nous n'en avons pas d'autre et il n'a que lui-même. Nous avons massacré, permis de massacrer, tous les autres, il est le seul qui reste, le seul réel. Il sait que quand on tire sur Toulaév, c'est lui que l'on vise nécessairement, car ça ne peut pas se passer autrement, il n'y a que lui que l'on puisse et doive haïr…
    – Tu crois ?
    Ricciotti plaisanta :
    – Le rationnel seul est réel, selon Hegel.
    – Je ne peux pas, dit Erchov péniblement, c'est au-dessus de mes forces…
    – Mots creux. Nous n'avons plus de forces ni toi ni moi. Et après ?
    La moitié des bureaux du bâtiment qu'ils voyaient dans la fenêtre s'étaient vidés et fermés. À droite, des étages s'allumaient, où l'on travaillerait la nuit durant… La lueur verte des abat-jour égaya le crépuscule. Erchov et Riciotti jouissaient d'une singulière liberté : ils allaient se rafraîchir le visage au cabinet de toilette, on leur apporta un assez bon souper, une profusion de cigarettes. Ils entrevirent des visages presque amicaux… Erchov s'allongea sur le divan, Ricciotti tournait dans la chambre, se mettait à califourchon sur une chaise.
    – Tout ce que tu penses, je le sais, je l'ai pensé moi-même, je le pense encore. 1° Aucune autre solution, mon vieux. 2° Ainsi nous nous accordons une très faible chance, mettons 0,5 %. 3° J'aime mieux périr pour le pays que contre le pays… Je t'avouerai qu'au fond, je ne crois plus au parti mais je crois au pays… Ce monde nous appartient, nous lui appartenons, jusque dans l'absurde et l'abominable… Mais tout ceci n'est ni tellement absurde ni tellement abominable qu'il semble à première vue. C'est plutôt barbare et maladroit. Nous faisons de la chirurgie à la hache. Notre gouvernement tient le coup dans des situations catastrophiques et il sacrifie tour à tour ses meilleures divisions parce qu'il ne sait pas faire autrement. Notre tour est venu.
    Erchov se prit le visage à deux mains.
    – Tais-toi, je me perds.
    Il releva la tête, l'air dégrisé, la bouche hargneuse.
    – Crois-tu le cinquième de ce que tu es en train de me dire ? Qu'est-ce qu'on te paie pour me convaincre ?
    La même désolation furieuse les opposa l'un à l'autre et ils se virent de très près, rasés de huit jours, la peau décolorée, les paupières ridées, les traits brouillés par une fatigue sans bornes. Ricciotti répondit sans véhémence :
    – On ne me paie rien, imbécile. Mais je ne veux pas crever en vain, comprends-tu ? Cette chance : 0,5 pour cent ou pour mille, oui, pour mille ! je veux la tenter, tu comprends ? Je veux essayer de vivre, coûte que coûte, et puis tant pis ! Je suis une bête humaine qui veut vivre quand même, baiser des femmes, travailler, se battre en Chine… Ose dire que tu es différent, toi ! Je veux tenter de te sauver, tu comprends ? Je suis logique. Nous avons fait ce coup à d'autres, on nous le fait, bien joué. Les choses nous dépassent et nous devons marcher jusqu'au bout, tu comprends ? Nous sommes faits pour servir ce régime, nous n'avons que lui, nous sommes ses enfants, ses ignobles enfants, tout cela n'est pas l'effet du hasard, comprendras-tu à la fin ? Je suis fidèle, moi, comprends-tu ? Et toi aussi, tu es fidèle, Maximka. (Sa voix se brisa, changea de note, se nuança d'une sorte de tendresse.) Voilà tout, Maximka. Tu as tort de m'injurier. Réfléchis. Rassieds-toi.
    Il le prenait par les épaules, le poussait vers le divan, et l'autre s'y laissait tomber, mou.
    C'était la nuit, des pas retentirent dans un corridor écarté, mêlés à un grésillement de machine à écrire. Ces bruits épars qui s'insinuaient dans le silence étaient poignants.
    Erchov se révoltait encore :
    – Avouer que j'ai tout trahi, que j'ai trempé dans un crime contre lequel j'ai lutté de toutes mes forces… Fous-moi la paix, tu délires !
    La voix du camarade lui parvint de très loin. Il y avait entre eux des espaces glacés où tournaient lentement des planètes noires… Il n'y avait entre eux qu'une table en acajou, des verres de thé, vides, un flacon de vodka, vide, un mètre cinquante de tapis poussiéreux.
    – D'autres, qui valaient mieux que toi et moi, l'ont fait avant nous. D'autres le feront après nous. Personne ne résiste à cette machine. Personne ne doit, ne peut résister au parti sans passer à l'ennemi. Ni toi ni moi nous ne passerons jamais à l'ennemi… Et

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