L'affaire Toulaév
En tout cas, c'est peut-être votre dernier interrogatoire. Peut-être votre dernier jour. La décision peut intervenir dès ce soir, Makéev, vous m'avez bien compris ? Reconduisez l'accusé.
… À Kourgansk, une camionnette venait chercher l'homme à la prison. On lui communiquait parfois l'arrêt ; parfois on le laissait douter, cela vaut mieux, car il arrive qu'il faille soutenir, lier, porter, bâillonner ceux qui n'ont plus de doute. Les autres marchent comme des automates détraqués, mais ils marchent. À quelques kilomètres de la gare, à l'endroit où les rails décrivent une courbe luisante sous les étoiles, la voiture s'arrête. On conduit l'homme à pied vers les sous-bois… Makéev assista à l'exécution de quatre cheminots qui avaient volé des colis postaux. Les larcins désorganisaient le trafic. Makéev, au Comité régional, avait exigé la peine capitale pour ces prolétaires devenus des pillards. Salauds ! Il leur en voulait de l'obliger à une hideuse rigueur. Les quatre espéraient encore un transfèrement. « On n'osera pas fusiller des ouvriers pour si peu de chose… » – sept mille roubles de marchandises… Leur dernière espérance s'évanouit dans le sous-bois, sous une vilaine lune jaune dont la lueur malade traversait de grêles feuillages. Makéev, au tournant du sentier, observa leur démarche : le premier marchait droit, la tête haute, d'un pas résolu, il fonçait en avant vers la fosse prête (« l'étoffe d'un révolutionnaire… »). Le deuxième butait aux racines, sautillait, rentrait la tête dans les épaules (il semblait plongé dans de profondes réflexions) et de plus près, Makéev vit que cet homme de cinquante ans pleurait silencieusement. Le troisième avait une allure d'ivrogne avec des soubresauts de lucidité. Il ralentissait puis courait un petit peu (ils allaient en file indienne, suivis de plusieurs fusils). On soutenait le dernier, un gamin de vingt ans, qui reconnut Makéev, tomba sur les genoux, cria : « Camarade Makéev, père bien-aimé, pardonne-nous, fais-nous grâce, nous sommes des ouvriers… » Makéev fit un bond en arrière, son pied heurta une racine, il se fit mal, les soldats silencieux entraînaient le gamin. Le premier des quatre tourna la tête à ce moment pour dire d'une voix calme tout à fait distincte dans le silence lunaire : « Tais-toi, Sacha, c'est plus des hommes, ce sont des hyènes… C'est cracher sur sa gueule qu'il faudrait… » Quatre détonations faiblement espacées rejoignirent Makéev dans son auto. La lune se voilait, le chauffeur faillit jeter la voiture dans un fossé. Makéev se coucha tout de suite, étreignit à pleins bras sa femme endormie et resta longtemps ainsi, les yeux ouverts sur les ténèbres. La chaleur d'Alia et son souffle régulier l'apaisèrent. Comme il lui était assez facile de ne point penser, il savait se fuir. Le lendemain, voyant dans les journaux la brève mention de l'exécution, il fut presque content de se sentir « un bolchevik de fer »…
Makéev ne vit guère de souvenirs, les souvenirs vivent plutôt en lui, d'une vie insidieuse et gênante. Celui-ci surgit maintenant sur l'écran lumineux de la conscience tandis que l'on emmène l'accusé vers sa cellule, vers… Et ce souvenir s'enchaîne abominablement à un autre. À cette époque, Makéev se sentait d'une race différente de celle des hommes qui suivent de tels chemins nocturnes, sous la lune jaune, vers les fosses creusées par les soldats punis du bataillon spécial. Aucun événement concevable ne pouvait le rejeter des sommets du pouvoir parmi ces déshérités. Les disgrâces même le laisseraient dans le fichier du Comité central. Il eût fallu l'exclusion du parti, chose impossible. Fidèle, lui, jusqu'à l'âme ! et souple, et sachant bien que le Comité central a toujours raison, que le Bureau politique a toujours raison, que le chef a toujours raison, car la raison c'est la force ; l'erreur de la puissance s'impose, devient vérité ; il n'est que de payer les frais généraux pour qu'une solution fausse devienne la bonne… Dans l'étroite cabine de l'ascenseur, grilles et cage, Makéev fut pressé contre la paroi par le torse massif d'un sous-officier d'une quarantaine d'années qui lui ressemblait, c'est-à-dire qui ressemblait au Makéev antérieur par la forme du crâne et du menton, par les narines renflées, par le regard têtu, par la carrure (mais de cette ressemblance ni l'un ni l'autre ne pouvaient
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