L'affaire Toulaév
au sommeil.
Il ne se réveilla qu'à la nuit haute. Le traîneau glissait à vive allure à travers le néant terrestre. Nuit d'une transparence verte. De pâles étoiles y régnaient que leur scintillement faisait passer d'un bleu d'éclair à un doux vert glacial. Elles remplissaient la nue, on les sentait convulsées dans leur immobilité apparente, prêtes à choir, prêtes à éclater sur la terre en feux énormes. Elles enchantaient le silence ; le moindre cristal de neige réflétait leur infime et souveraine lumière. L'unique vérité absolue était en elles. La plaine ondulait, l'horizon à peine visible tanguait comme une mer et les étoiles le caressaient. Eyno veillait, accroupi à l'avant ; ses épaules oscillaient au rythme de la course, au rythme du tournoiement du monde ; elles cachaient puis découvraient des constellations entières. Ryjik vit que son compagnon ne dormait pas, lui non plus. Les yeux ouverts comme jamais encore, et les prunelles dorées, il respirait la phosphorescence magique de cette nuit.
– Ça va, Pakhomov ?
– Ça va. Je suis bien. Je ne regrette rien. C'est merveilleux.
– Merveilleux.
Le glissement du traîneau les berçait dans une chaleur commune. Un froid léger leur piquait les lèvres et les narines. Délivrés de la pesanteur, de l'ennui, de la fatigue, du cauchemar, délivrés d'eux-mêmes, ils flottaient dans la nuit lumineuse. Les moindres étoiles, celles que l'on croirait presque indiscernables, étaient parfaites ; et chacune inexprimablement unique, bien que n'ayant ni nom ni figure dans le vaste étincellement.
– Je suis comme ivre, murmura Pakhomov.
– Je suis lucide, répondit Ryjik, et c'est tout à fait la même chose.
Il pensa : « C'est l'univers qui est lucide. » Cela dura quelques minutes ou quelques heures. Autour des étoiles les plus scintillantes naissaient, quand ils les contemplaient, de vastes cercles rayonnants, visiblement immatériels.
– Nous sommes au-delà de la substance, murmura l'un.
– Au-delà de la joie, murmura l'autre.
Les rennes trottaient allégrement sur la neige, ces bêtes se précipitaient à la rencontre des étoiles de l'horizon. Le traîneau descendait vertigineusement des pentes qu'il remontait ensuite avec un élan pareil à un chant. Pakhomov et Ryjik s'assoupirent ainsi et la merveille se continua dans leurs rêves, la merveille se continua quand ils se réveillèrent au jour naissant. Des colonnes de lumière nacrée montaient jusqu'au zénith. Ryjik se souvint qu'en rêve il s'était senti mourir. Ce n'était ni terrifiant ni amer, c'était simple comme la fin de la nuit et toutes les clartés, celles des étoiles, celles des soleils, celles des aurores boréales, celles plus lointaines de l'amour continuaient à se déverser sans fin sur le monde, il n'y avait vraiment rien de perdu. Pakhomov se tourna vers lui pour dire bizarrement :
– Ryjik, il y a les villes… C'est incompréhensible.
Et Ryjik répondit :
– Il y a les bourreaux, juste au moment où des couleurs inconnues envahirent le ciel.
– Pourquoi m'offenses-tu ? demanda Pakhomov, d'un ton de reproche, après un long silence pendant lequel se fit autour d'eux une blancheur totale.
– Je ne pensais pas à toi, frère, je ne pensais qu'à la vérité, dit Ryjik.
Il lui sembla que Pakhomov pleurait sans larmes, le visage presque noir, bien qu'ils fussent emportés au travers d'une incroyable blancheur. Si c'est ton âme noire, pauvre Pakhomov, qui te remonte à la face, laisse-la souffrir du grand jour froid, et si elle en crève, crève avec elle, qu'as-tu à perdre ?
Ils firent halte sous le haut soleil rouge pour boire le thé, se dégourdir les jambes, laisser les rennes chercher sous la neige leur pâture de mousse. Pakhomov, ayant allumé le réchaud et fait ronronner la bouilloire, se redressa tout à coup comme pour un combat. Ryjik était devant lui, droit, les jambes écartées, les mains dans les poches, silencieusement heureux.
– Comment sais-tu, camarade Ryjik, que j'ai cette enveloppe jaune ?
– Quelle enveloppe jaune ?
Les yeux dans les yeux, seuls au milieu du désert splendide, dans le froid, la clarté, avec le bon thé bouillant qu'ils allaient partager, aucun mensonge n'était possible… Ils entendirent à trente pas, Eyno parler amicalement à ses bêtes. Peut-être chantonnait-il…
– Alors tu ne sais pas ? redemanda Pakhomov, confondu.
– Tu ne délires pas un peu, frère !
Ils burent le thé
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