L'affaire Toulaév
fournissait l'identité d'un capitaine d'aviation avec lequel Stefan Stern aurait eu deux rendez-vous secrets et que les documents Youvanov confondaient avec « Roudine » (K). Une pièce annexe, introduite par erreur, mais très utile, révélait que l'agent Youvanov, tombé malade à bord, s'était fait débarquer à Marseille en abusant de ses pouvoirs et s'attardait dans une clinique d'Aix-en-Provence… Le mémoire Kondratiev, dirigé contre lui, acquérait de ce fait une valeur accusatrice, et c'était peut-être ce que soulignait un coup de crayon bleu en marge d'une prudente note de Gordéev qui ouvrait à la fois la porte à deux condamnations, l'une excluant l'autre… Il ressortait enfin inconstestablement des procès-verbaux originaux qu'il était faux que Kondratiev eût, en 1927, à la cellule du parti du Commerce extérieur, voté pour l'opposition ; sur ce point le service secret des archives s'était grossièrement trompé en confondant Kondratenko Appolon Nicolaévitch, ennemi du peuple fusillé en 1936, avec Kondratiev, Ivan Nicolaévitch ! (Pièce annexe : note dictée par le chef demandant enquête sévère sur cette « criminelle confusion de noms »…) On en pouvait inférer que le chef !… Le chef ne disait mot à Popov en lui remettant ce dossier, il ne s'engageait pas, il avait le front obscur et barré de rides horizontales, le regard fermé ; il semblait n'être point fixé, mais il tenait probablement à un bon procès démontrant la liaison des assassins de Toulaév avec les trotskystes d'Espagne, un procès dont on pourrait faire traduire les comptes rendus en plusieurs langues avec de belles préfaces écrites par ces juristes étrangers qui vous démontrent n'importe quoi sans même qu'il faille toujours les bien rétribuer. À travers ces documents pareils à des rets passait la ligne de vie d'Ivan Kondratiev, une ligne forte que ne cassaient pas le bagne d'Orel, l'exil en Yakoutie, un emprisonnement à Berlin pour détention d'explosifs, une ligne qui paraissait se perdre à la veille de la révolution dans le marécage de la vie privée, quelque part en Sibérie centrale où, marié, l'agronome Kondratiev se laissait oublier, mais non sans correspondre de loin en loin avec le Comité régional. « Pas de révolutionnaires sans révolution, disait-il alors en haussant joyeusement les épaules. Nous ne serons peut-être rien et je finirai ma vie en sélectionnant les semences des blés d'automne et en publiant de petites monographies sur les parasites du fourrage ! Si la révolution vient cependant, vous verrez si je me suis assagi ! » On le vit en effet quand il s'improvisa cavalier, à la tête des partisans du Moyen-Iénisséi, descendit avec de vieux fusils de chasse et des chevaux de labour jusqu'au Turkestan, à la poursuite des bandes nationales et impériales, remonta jusqu'au Baïkal, assaillit un train qui portait les pavillons de trois puissances, captura des officiers japonais, britanniques et tchèques, leur gagna plusieurs parties d'échecs, faillit couper la retraite à l'amiral Koltchak…
Popov dit :
– Un vieux numéro de revue m'est récemment tombé sous la main et j'ai relu tes souvenirs…
– Lesquels ? Je n'ai rien écrit.
– Mais si, l'affaire de l'archidiacre en 1919 ou 1920…
– Ah… c'est vrai. Ces numéros de la Revue d'histoire du parti sont évidemment retirés de la circulation ?
– Évidemment.
Comme il rendait coup sur coup ! Cela laissait deviner une colère rentrée ou une déconcertante décision… L'affaire de l'archidiacre Arkhangelski, en 1919 ou 1920 : fait prisonnier dans la déroute des Blancs qu'il bénissait avant les combats. Un gros vieillard barbu, chevelu, au teint vigoureux, mystique et roublard, qui portait dans ses musettes de soldat un paquet de cartes postales obscènes, les Évangiles aux pages jaunies par ses doigts encrassés de tabac, l'Apocalypse annotée en marge de signes et d'exclamations : Dieu nous pardonne ! Puisse l'ouragan nettoyer à fond cette terre infâme ! J'ai péché, j'ai péché, esclave insigne, criminel, mille fois maudit ! Seigneur, sauve-moi ! Kondratiev s'opposait devant un soviet de village à ce qu'on le fusillât : « Ils sont tous pareils… Nous sommes en pays croyant… N'exaspérons pas les croyants… Nous avons besoin d'otages pour les échanges… » Il l'emmenait sur une berge avec soixante-dix partisans dont une dizaine de femmes, pour descendre un fleuve entre de hautes
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