L'affaire Toulaév
voyants cousus ensemble par petits rectangles. Il y avait des icônes dans les angles du plafond et des dessins d'écoliers épinglés au papier jauni des murs, et des nourritures indigentes au bord de la fenêtre. Kondratiev envia ces gens qui dormaient le sommeil de leurs vies, l'homme et la femme l'un contre l'autre, dans l'odeur animale émanant de leurs corps confondus. Sa chambre était fraîche, propre et vide ; le cendrier, le papier à lettres, le calendrier, le téléphone, les livres de l'Institut de l'économie planifiée, tout y semblait inutile, rien n'y vivait. Il regarda son lit avec une frayeur triste. Se coucher dans des draps (les draps comme un linceul) une fois de plus, se débattre avec une pensée inutile et impuissante, savoir qu'il y aura l'heure absolument noire de la lucidité en plein vide, quand la vie n'a plus aucun sens, et si elle n'est plus que cette angoisse vaine, cette conscience vacillante de l'à quoi bon, comment se fuir ? Le regard s'apaise un moment sur le browning posé sur la table de nuit… Kondratiev revint de la fenêtre à l'alcôve, prit le browning, le soupesa avec contentement. Qu'est-ce qui se passe en nous pour qu'on se sente subitement, absurdement raffermi ? Il s'entendit murmurer : « Certainement. » L'aube grandissait à la fenêtre, le quai de la Moskova était encore désert, la baïonnette d'un factionnaire bougeait entre les créneaux sur le mur de ronde du Kremlin, une touche d'or pâle se posa sur le bulbe dédoré de la tour d'Ivan le Terrible, ce fut une lumière à peine discernable, mais déjà victorieuse, presque rose et le ciel rosissant, il n'y avait pas de limite entre le rose matinal et le bleu de la nuit finissante où les dernières étoiles allaient s'éteindre. « Ce sont les plus fortes et elles vont s'éteindre parce qu'elles sont éblouies… » Une fraîcheur extraordinaire, irradiait de ce paysage de ciel et de ville et le sentiment d'une puissance illimitée comme ce ciel venait des pierres, des trottoirs, des murailles, des chantiers, des charrettes qui apparurent et s'avancèrent sur le quai, lentement, longeant l'eau rose et bleue. Des millions d'être indestructibles, patients, infatigables allaient se dégager du sommeil et des pierres parce que le ciel rayonnait, se remettre à suivre leurs millions de chemins qui tous mènent à l'avenir. « Eh bien, eh bien, camarades, leur disait Kondratiev, ma décision est prise. Je lutte. La révolution a besoin d'une conscience propre… » Ces mots faillirent le replonger dans le désespoir. La conscience d'un homme, la sienne, usée et paralysée, mais à quoi pouvait-elle encore servir, propre ou non ? Du grand jour naquirent des idées claires. « Serais-je seul, serais-je le dernier, je n'ai que ma vie à donner, je la donne et je dis NON. C'est trop de morts dans le mensonge et la démence, je ne consens pas à démoraliser davantage ce qui nous reste du parti… Non. Il y a quelque part sur la terre des jeunes gens inconnus dont il faut tenter de sauver la conscience naissante. NON. » Quand on pense net, les choses deviennent d'une limpidité de ciel matinal ; il ne faut pas penser à la manière des intellectuels, il faut que le cerveau ait le sentiment d'agir… Il se dévêtit devant la fenêtre ouverte, bien qu'il fît assez froid, pour mieux voir monter le jour. « Je ne vais pas pouvoir dormir… » Ce fut sa dernière lueur de pensée ; déjà il s'endormait. D'énormes étoiles qui étaient de feu pur, les unes cuivrées, les autres d'un bleu transparent, d'autres encore rougeoyantes, peuplèrent la nuit de son rêve. Elles se mouvaient mystérieusement, elles se balançaient plutôt, la spirale diamantée d'une nébuleuse se dégagea des ténèbres surchargées d'une inexplicable lumière, grandit, regarde, regarde les mondes éternels – à qui disait-il cela ? Il y avait aussi une présence : mais qui était-ce donc, qui ? La nébuleuse remplissait le ciel, débordait sur la terre, ce n'était plus qu'une fleur de tournesol, énorme et resplendissante, dans une courette, sous une fenêtre close, les mains de Tamara Léontiévna firent un signe, il y eut des escaliers dallés, très larges, qu'ils gravirent en courant, et un torrent ambré glissait en sens inverse, et dans les flots du torrent de gros poissons sautaient comme les saumons lorsqu'ils remontent les fleuves…
En se rasant, vers midi, Kondratiev retrouva dans son esprit des lambeaux de ces images ; elles
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