Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
À l'aube, nous avons longtemps marché dans le sable mouillé… Ce fut une aube silencieuse et verte… Nous nous sentions monstrueusement forts, forts comme des morts, pensai-je, et nous n'avons pas eu à nous battre, le jour s'est levé sur des feuillages amers que nous mâchions en avançant – en avançant dans une joie folle… Oui, mon vieux.
    « Maintenant que tu as passé cinquante ans, pensait Popov, qu'est-ce qui peut encore te rester de cette force-là ? »
    … Kondratiev administrait ensuite les transports fluviaux quand les chalands abandonnés pourrissaient le long des rives, il haranguait dans des coins perdus des pêcheurs sournois et désolés, formait des équipes de jeunes, nommait des capitaines de dix-sept ans qu'il chargeait de commander des radeaux, créait une école de la Navigation fluviale où l'on enseignait surtout l'économie politique, devenait le grand organisateur d'une région, se brouillait avec la commission du Plan, demandait à diriger les pelleteries de l'Extrême-Nord, remplissait une mission en Chine, auprès des Dragons rouges du Sé-Tchouan… Pas homme à flancher, plutôt une psychologie de soldat que d'idéologue ; et les idéologues, sensibles à la dialectique souple et complexe de notre époque, capitulent plus facilement tandis que les militaires, on en est réduit, sept fois sur dix, une fois l'affaire engagée, à les fusiller sans histoires. Même s'ils finissent par promettre de se bien tenir devant les juges et le public, on n'en est pas sûr, et que faire d'autre alors ? Expériences, inquisitions secrètes, procès finis, procès probables, souvenirs, dossiers, ces choses et beaucoup d'autres, informes, brouillées, précises par éclairs, lorsque c'était utile, vécurent un moment dans le cerveau de Popov tandis qu'il pesait des impondérables… Kondratiev ne se souvenait pas de sa propre vie à cette heure, mais tout le reste, il le devinait presque et il gardait un demi-sourire dur, comme insultant, et il se carrait bien dans le fauteuil. Popov le sentit très agressif. On n'en tirerait rien, très embêtant ça. La mort de Ryjik jetait par terre 50 % du procès ; Kondratiev, l'accusé idéal, jetait par terre les autres 50 %, que dire au chef ? Pas moyen de ne rien dire… Se défiler, laisser la besogne au procureur Ratchevsky ? Cette mule à traîner des charrettes de condamnés accumulerait gaffe sur gaffe et qu'on l'abatte ensuite elle-même comme une vilaine bête de trait qu'elle est, cela n'arrangerait rien non plus… Popov, sentant que son silence s'était prolongé quelques secondes de trop, releva la tête, juste à point pour recevoir un coup droit.
    – Tu m'as bien compris ? demandait Kondratiev sans élever la voix. Je t'ai dit bien des choses en peu de mots, il me semble… Et, tu sais, je ne me dédis jamais…
    Pourquoi insistait-il ainsi ? Pouvait-il savoir ? Comment ? Impossible qu'il sût.
    – Bien sûr, bien sûr, bredouilla Popov. Je… nous te connaissons, Ivan Nicolaévitch… Nous t'apprécions…
    – Enchanté, dit Kondratiev tout à fait insupportable.
    Et ce qu'il ne dit pas, mais pensa, Popov l'entendit : « Moi aussi je vous connais. »
    – Alors, tu vas à Serpoukhovo ?
    – Demain, par la route.
    Popov ne trouva plus rien à dire. Il avait son sourire cordial le plus faux, son visage le plus gris, son âme la plus fripée. Un appel téléphonique le délivra.
    – Au revoir, Kondratiev… Pressé… Dommage… On devrait se revoir plus souvent… Sacrée vie, mmm… C'est bon de parler un peu à cœur ouvert…
    – C'est excellent !
    Kondratiev le suivit jusqu'à la porte d'un regard épais. « Dis-leur que je gueulerai, que je gueulerai pour tous ceux qui n'ont pas osé gueuler, que je gueulerai seul, que je gueulerai sous terre, que je me fous d'une balle dans la tête, que je me fous de toi et de moi-même parce qu'il faut gueuler à la fin ou tout est foutu… Mais qu'est-ce qui m'arrive, d'où me vient cette énergie ? Est-ce de ma jeunesse, de l'aube d'Innokentiévka ou d'Espagne ? Eh, peu importe, je gueulerai. »
    La journée de Serpoukhovo se passa dans une région de la lucidité proche du rêve. Comment Kondratiev pouvait-il éprouver la certitude qu'il ne serait arrêté ni cette nuit-là ni en cours de route, dans l'auto du Comité central conduite par un chauffeur de la Sûreté ? Il le savait et il fumait tranquillement, il admirait les bouleaux, la couleur rousse et grise des champs sous des nuages

Weitere Kostenlose Bücher