L'affaire Toulaév
y avait d'officiel et de sincère dans ces phrases, beaucoup plus de sincérité, certes, et la phrase conventionnelle est sincère aussi, tout au fond. La volonté de fer, oui. Il posa sur le profil gris du vieux Popov un regard durci. Nous allons voir !
L'instant suivant, Popov et Kondratiev se trouvèrent seuls dans les larges fauteuils de cuir d'un bureau.
– Bavardons un peu, Kondratiev, veux-tu ?
– Bien sûr…
L'entretien erra. Kondratiev devint soupçonneux. Qu'avait-il dans le ventre, ce vieux-là ? Où voulait-il en venir avec ces puérilités ? Il est dans la confiance du Bureau politique, il fait de certaines besognes… Est-ce vraiment par hasard que nous nous sommes rencontrés ? À la fin, Popov demanda, après avoir parlé de Paris, du P.C. français et de l'agent qui dirigeait ce parti, pas à la hauteur, mmm, je crois qu'on va le remplacer :
– … et l'impression qu'ont faite les procès à l'étranger, qu'en dis-tu ? Mmmm…
« Ah, pensa Kondratiev, c'est là que tu voulais en venir ? » Il se sentait aussi bien, aussi calme que la nuit précédente dans sa chambre baignée d'aube et de fraîcheur, le browning dans la main à trente centimètres d'une tête disponible, vigoureuse et courageuse, tandis que la lumière rose éblouissait les dernières étoiles, les plus ardentes, réduites à des points blancs presque absorbés par la nue. Drôle de question que l'on ne posait jamais, dangereuse question. Tu la poses, vieux frère ? C'est peut-être pour me la poser que tu m'attendais ici ? Et tu vas faire maintenant ton rapport, hein, vieux salaud ? Et c'est ma tête que je joue en te répondant ? Bon, ça va.
– L'impression ? Déplorable, démoralisante au possible. Personne n'y a rien compris. Personne n'y a cru… Même les plus payés de nos agents payés n'y ont pas cru…
Les petits yeux de Popov s'effarèrent.
– Chut, parle plus bas… Non, ce n'est pas possible…
– C'est ainsi, frère. Les rapports qui vous disent autre chose mentent abominablement, idiotement… J'ai envie d'adresser là-dessus un mémoire au Secrétariat général… pour compléter celui que j'ai rédigé sur quelques crimes insensés commis en Espagne…
Te voilà servi, vieux Popov ? Maintenant tu sais ce que je pense. Avec moi, rien à faire – c'est-à-dire que l'on peut toujours faire un cadavre avec moi, mais c'est tout. Je ne marche pas, le dossier peut voyager, je ne marche pas, c'est réglé. Ce qui n'était que pensé, Popov l'entendait parfaitement, grâce au ton, à la ferme mâchoire, au regard direct de Kondratiev. Popov se frottait doucement les mains en considérant le parquet :
– Alors… alors… mmm… c'est très important ce que tu me dis là… N'écris pas ce mémoire, ça vaudra mieux… Je… mmm… Je parlerai de ça… mmm (pause). On t'envoie à Serpoukhovo, pour une fête ?
– Pour une fête, oui !
Répondu avec une si sarcastique dureté que Popov réprima une grimace.
– J'aurais bien voulu y aller, moi… mmm. Sacrés rhumatismes…
Il fuyait.
Popov connaissait mieux que quiconque des initiés les chemins secrets du dossier Kondratiev, grossi depuis quelques jours de plusieurs pièces embarrassantes : rapport du médecin attaché au service secret d'Odessa sur la mort du détenu N (photo jointe) à bord du Kouban, l'avant-veille de l'arrivée de ce cargo : hémorragie cérébrale, due selon les apparences à une faiblesse constitutionnelle, au surmenage nerveux, et peut-être hâtée par des émotions. D'autres pièces livraient l'identité du prisonnier N, deux fois dissimulée de sorte que l'on finissait par douter qu'il fût bien le trotskyste Stefan Stern, ce que certifiaient pourtant deux agents revenus de Barcelone, mais on pouvait douter de leur témoignage, car ils avaient visiblement peur et se dénonçaient l'un l'autre. Stefan Stern disparaissait dans ces papiers douteux aussi complètement qu'à la morgue du Service secret d'Odessa, tandis qu'un fonctionnaire de l'hôpital militaire livrait à la préparation aux fins d'exportation « un squelette masculin en parfait état, transmis par le service des autopsies sous le numéro A 4-27. » Quel imbécile fourrait jusqu'à cette pièce-là dans le dossier K. ? Le rapport d'un agent d'origine hongroise, suspect pour avoir connu Bela Kun, contredisait les données du rapport Youvanov sur la conspiration trotskyste à Barcelone, le rôle de Stefan Stern, la trahison possible de K., puisqu'il
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