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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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forêts d'où les fusils lançaient dans le petit jour bleuissant ou le crépuscule, sur les hommes chargés de la manœuvre, des balles terriblement précises. Il fallait voyager la nuit et s'embosser le jour contre des îlots ou se poser sur des fonds bas. Les blessés s'alignaient dans la cale, ils ne cessaient ni de saigner ni de gémir, ni de jurer ni de prier, ils avaient faim, les hommes mâchaient le cuir des ceinturons, coupés en morceaux et bouillis, on n'arrivait pas à pêcher chaque nuit plus que quelques poissons qu'il fallait donner aux plus débiles et ceux-là les dévoraient crus, avec les viscères, sous les yeux ardents des autres… On approchait des rapides, il faudrait se battre, on ne pourrait pas se battre, on se sentait pendant les longues journées dans un grand cercueil empuanti, pas une tête n'osait dépasser le haut de l'échelle, Kondratiev observait les rives à travers des trous, l'implacable forêt s'érigeait sur des roches violettes ou cuivrées, ou dorées, le ciel était blanc, l'eau froide et blanche, c'était un univers mortellement hostile. La nuit apportait la délivrance du grand air et des étoiles, mais l'échelle devenait fatigante à gravir. C'est alors que se tenaient les conciliabules et Kondratiev savait ce qu'on y disait ; qu'il fallait se rendre, livrer le bolchevik, lui, eh, qu'on le fusille, ça ne fait jamais qu'un homme, un de plus ou de moins, qu'est-ce que ça changerait ? Se rendre ou nous finirons tous comme les trois qui ne gémissent plus, sous les tonneaux de l'arrière… À l'étape de l'avant-dernière nuit, avant les rapides, on entendit sur le pont le claquement en coup de fouet d'un revolver puis la chute dans l'eau, basse à cet endroit, d'un corps lourd. Personne ne se dérangea. Kondratiev descendit l'échelle, alluma une torche, dit : « Camarades, venez tous par ici… Je déclare la séance ouverte… » Des ombres titubantes se rassemblaient autour de lui, elles avaient des têtes de mort hérissées de longs poils désordonnés, des orbites noires avec un peu de feu morne dedans, elles se laissaient choir lentement sur le plancher contre lequel on entendit le clapotement de l'eau noire et glacée. « Camarades, demain à l'aube nous livrons la dernière bataille… Innokentievka est à quatre verstes, Innokentievka a du pain et du bétail… » – « Quelle bataille encore, gronda quelqu'un. Imbécile ! Tu ne vois donc pas qu'on est des cadavres ? » Kondratiev n'était que vertige nauséeux, dents claquantes, résolution. Il feignit de ne pas entendre et lâcha le pire juron qu'il sût, longuement, avec de l'écume aux lèvres, et : « Au nom du peuple insurgé, j'ai fusillé ce gredin en soutane, ce débauché, ce satan barbu, que son âme noire aille tout droit chez son maître… » Ces moribonds comprirent tous, instantanément, que nul pardon ne leur était plus possible. Un silence de tombe les accabla pendant quelques secondes, puis les geignements couvrirent un murmure de jurons, et Kondratiev vit s'avancer vers lui des ombres démentes, il pensa qu'elles allaient le broyer, mais un grand corps vacillant tomba mollement sur lui, des prunelles fiévreuses luirent tout près des siennes, des bras squelettiques étrangement forts l'embrassèrent fraternellement, une chaude haleine cadavérique lui souffla au visage : « T'as bien fait, frère ! bien fait ! Ces chiens immondes, tous, que je dis, tous ! tous ! » Kondratiev convoqua les chefs de détachement en « conseil d'état-major » pour préparer l'opération du lendemain. Il sortit de dessous sa paillasse le dernier sac de pain noir séché et fit lui-même la distribution des surprenantes rations, car il avait caché cette suprême réserve pour le moment du suprême effort : à chacun deux morceaux qui tenaient dans la main ouverte. Des mourants en voulurent, rations perdues. Pendant que les chefs délibéraient sous la torche, on n'entendit plus que le grignotement des croûtons attaqués par les dentures douloureuses… – De cet épisode d'autrefois, à cet instant, les deux hommes n'eurent qu'un souvenir documentaire. Ils continuaient à se mesurer comme à tâtons… Kondratiev dit :
    – J'ai presque oublié tout cela… Je ne me doutais pas en ce temps-là que le prix de la vie humaine tomberait si bas chez nous une vingtaine d'années après la victoire.
    Pas agressive, cette réflexion, la plus directe pourtant, Popov le vit bien. Kondratiev souriait.
    – Oui…

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