L'affaire Toulaév
étaient bienfaisantes. Les bonnes femmes diraient… Mais que dirait un psychanalyste ? Je me fous des psychanalystes ! La convocation du Comité du parti ne lui causa aucune émotion. Ce n'était rien en effet, il s'agissait d'une mission de peu d'importance, une fête à présider à Serpoukhovo, à l'occasion de la remise par les ouvriers de l'usine Illitch d'un drapeau à un bataillon de chars d'assaut.
– Les gars des chars d'assaut sont épatants, Ivan Nikolaévitch, disait le secrétaire du Comité, mais il y a eu des histoires dans ce bataillon, un suicide ou deux, un instructeur politique incapable, il faut un bon discours… Parlez du chef, dites que vous l'avez vu…
On lui remit, pour éviter tout malentendu, des thèses en abrégé.
– Comptez sur moi, dit Kondratiev, pour un bon discours. Et le suicidé qui s'est manqué, je lui dirai quatre mots !
Il pensait à ce garçon inconnu avec amour et colère. À vingt-cinq ans, quand on a ce pays à servir, tu n'es pas fou, mon gars ? Il alla au buffet s'acheter les cigarettes les plus chères, luxe qu'il se permettait rarement. Une délégation d'ouvrières du Zamoskvorétchié prenait le thé avec les organisatrices de la section féminine et le directeur des Cadres de la production. Ils avaient rapproché plusieurs tables. Des géraniums posaient de belles taches rouges au-dessus des nappes ; d'autres taches rouges, plus belles, étaient celles des serre-tête sur de jeunes fronts. Plusieurs visages se tournèrent vers l'homme vieillissant qui ouvrait une boîte de cigarettes, parce que l'organisatrice venait de souffler : « C'est Kondratiev, membre suppléant du C.C… » Les mots « Comité central » firent le tour de la table. Cet homme vieillissant appartenait à la puissance, au passé, au dévouement, au secret. La rumeur des voix baissa, puis le directeur des Cadres de la production cria de sa grosse voix cordiale :
– Hé, Kondratiev, viens donc prendre le thé avec la génération montante du Zamoskvorétchié !
À ce moment entra Popov, et il vint de son pas vieillot, la casquette sur ses mèches grises, mettre ses deux mains sur les épaules de Kondratiev.
– Sacré vieux frère, ce qu'il y a des temps qu'on s'est pas vus ! Comment vas-tu ?
– Comme ça. Et toi ? Santé ?
– Pas fameuse. Surmené. Et que le diable emporte l'Institut de l'homme qui ne nous a pas encore inventé un bon truc de rajeunissement !
Les yeux dans les yeux, ils se sourirent amicalement. Ensemble, ils prirent place à la grande table des ouvrières du textile. Le remuement des chaises fut allègre. Il y avait des insignes sur les corsages, plusieurs têtes charmantes aux pommettes larges, aux yeux larges, des visages d'accueil. Une jeune femme invoqua tout de suite leur témoignage :
– Départagez-nous, camarades, nous continuons à discuter l'index de la production. Je disais que la nouvelle rationalisation n'a pas été poussée à fond…
Si pleine de ce qu'elle avait à en dire qu'elle levait les deux mains, s'empourprait, et comme elle avait le teint très clair, la bouche grande, les yeux d'un gris vert de feuillage dans le froid, le bandeau rouge sur son front bombé, devenait presque belle, n'étant que banale, une fille de la terre devenue fille de l'usine avec la passion des machines et des chiffres…
– Je vous écoute, camarade, dit Kondratiev un peu amusé, mais content tout de même.
– Ne l'écoutez pas, coupa une autre qui avait un visage mince et sévère sous des tresses brunes bien roulées.
– Efremovna, tu exagères toujours, la tâche a été remplie à 104 %, mais nous avons eu vingt-sept avaries de machines au tissage, voilà la vraie cause de l'échec…
Des visages de vieilles ouvrières décorées s'animèrent : non, non, ce n'était pas cela non plus ! Les mains de Popov, terreuses comme celles d'un vieux paysan, demandaient du silence et il expliqua que les vieux du parti – mmm… –, n'étaient pas compétents en matière d'industrie textile, hum, mmm, c'est vous la jeunesse compétente, avec les ingénieurs, seulement, mmm, les directives du plan exigent de la bonne volonté, mmm, je disais, de la résolution, hmmm, nous devons être un pays de fer, avec une volonté de fer… mmm. « Juste, Juste ! », dirent des voix jeunes et vieilles et ce fut un chœur murmuré, « volonté de fer, volonté de fer… ». Kondratiev regardait attentivement les têtes, l'une après l'autre, soupesant en lui-même ce qu'il
Weitere Kostenlose Bücher