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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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plus rien, citoyen… » Par contre, le vrai buffet rutilait de blancheur et d'opulence, surchargé de caviars, d'esturgeons de la Volga, de saumons fumés, d'anguilles dorées, de volailles, de fruits de Crimée et du Turkestan.
    – Bienfaits de la terre natale, plaisanta jovialement Kondratiev en s'approchant de ces victuailles pour recevoir des mains potelées d'une blonde éblouie le verre de Tsinondali.
    Sa plaisanterie, dont personne ne devina l'amertume, déchaînait des petits rires complaisants, pas bien hauts, car nul ne savait si le rire était vraiment permis en présence d'un personnage de cette importance. Kondratiev aperçut derrière la serveuse élue pour le servir et lui sourire (photogénique, permanente à cinquante roubles ! décorée du reste de l'Insigne d'honneur du Travail) un large ruban rouge accroché sur le mur en manière de guirlande autour d'une petite photo : la sienne. Des lettres d'or disaient : Bienvenue au camarade Kondratiev membre suppléant du Comité central… Où diable ont-ils déniché ce sacré vieux portrait, tas de lèche-culs ? Kondratiev but lentement le vin du Caucase, écarta d'une main sévère les sourires et les sandwiches, se souvint qu'il n'avait jeté qu'un coup d'œil inattentif sur les thèses imprimées de son discours, fournies par la section de propagande à l'Armée.
    – Vous permettez, camarades…
    La suite fit instantanément autour de lui un vide de trois pas pendant qu'il sortait de la poche de son pantalon de petits papiers froissés. Un énorme esturgeon aux yeux blancs pointait vers lui ses minuscules dents carnassières. Les feux des lustres se reflétaient sur la gelée ambrée. La conférence imprimée traitait de la situation internationale, de la lutte contre les ennemis du peuple, de l'enseignement technique, de l'invincibilité de l'Armée, du sentiment patriotique, de la fidélité au chef génial, guide des peuples, stratège unique. Imbéciles ! Ils m'ont donné la conférence standard des chefs du service du moral qui ont rang de généraux… « Le chef de notre grand parti et de notre invincible armée, animé d'une volonté de fer contre les ennemis de la patrie, est en même temps pénétré d'un profond amour inégalable pour les travailleurs et tous les honnêtes citoyens. “Pensez à l'homme !” Cette parole inoubliable, il la prononçait à la XIXe Conférence et elle doit être gravée en lettres de feu dans la conscience de chaque commandant d'unité, de chaque commissaire politique, de chaque… » Kondratiev renfonça ces clichés morts dans la poche de son pantalon. Renfrogné, il chercha des yeux quelqu'un. Une dizaine de visages s'offrirent à lui en esquissant des sourires empressés, nous sommes là, à votre entière disposition, camarade membre suppléant du C.C. ! Il demanda :
    – Vous avez eu des suicides ?
    Un officier au crâne rasé répondit très vite :
    – Un seul, raisons personnelles. Deux tentatives, les deux hommes ont reconnu leur faute et sont bien notés.
    Cela se passait tout à fait à côté de la réalité, dans un monde inconsistant et superficiel comme une image aérienne. Puis la réalité s'imposa soudainement : ce fut un pupitre en bois peint sur lequel Kondratiev posa sa main épaisse aux veines bleues, aux poils courts, une main qui avait sa propre vie. Il la découvrit, la regarda pendant une longue fraction de seconde, observa aussi les infimes détails du bois et de ce bois réel, de cette main lui vint la décision d'affronter simplement toute la réalité de cet instant, trois cents visages inconnus, différents, semblables pourtant, dont chacun triomphait silencieusement de l'uniformité. Attentifs, anonymes, coulés dans une chair qui faisait penser à du métal, qu'attendaient-ils de lui ? Que leur dire d'essentiellement vrai ? Déjà, il entendait sa propre voix, avec un mécontentement tendu, car elle disait des paroles inutiles, entrevues dans le résumé de la Propagande, connues par cœur dès auparavant, mille fois lues dans les éditoriaux de la presse, de ces paroles dont Trotsky dit un jour qu'en les prononçant on croyait mâcher de la ouate… Pourquoi suis-je venu ? Pourquoi sont-ils venus ? Parce que nous sommes dressés à l'obéissance. Rien ne reste de nous que l'obéissance. Ils ne le savent pas encore. Ils ne se doutent pas que mon obéissance est mortelle. Tout ce que je leur dis, même quand c'est vrai comme la blancheur de la neige, devient spectralement

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