L'affaire Toulaév
camarade encadrée de rubans rouges. Elle ne permettait pas le doute, mais les artifices de l'ennemi sont inépuisables, les complots, les procès, les trahisons des maréchaux mêmes l'ont assez prouvé. Cet imposteur pouvait être grimé ; les services d'espionnage usent des ressemblances fortuites avec un art consommé ; la photo pouvait être fausse ! Le camarade Boulkine, récemment promu lieutenant-colonel, qui avait vu disparaître, probablement fusillés, trois de ses supérieurs en trois ans, s'affola tout à fait. Sa première pensée fut de faire garder les issues et d'alerter le Service secret. Quelle responsabilité ! La sueur lui en vint au front. Au travers des couples entraînés par le mouvement du tango, il aperçut le chef de la Sûreté de la ville qui s'entretenait très sérieusement avec Kondratiev – peut-être au fait le devinait-il, l'interrogeait-il sans en avoir l'air ? Le lieutenant-colonel Boulkine, charpenté en bouledogue, le front conique, barré de plis horizontaux qui exprimaient la tension de son esprit, erra par les salons, à la recherche du commissaire politique, qu'il finit par trouver, préoccupé lui aussi, à la porte de la cabine téléphonique, fil direct avec la capitale.
– Savéliev, mon ami, lui dit Boulkine en le prenant par le bras, je ne sais pas ce qui se passe… J'ose à peine le penser… Je… Êtes-vous sûr que ce soit le véritable orateur du Comité central ?
– Que dites-vous, Filon Platonovitch ?
Ce n'était pas une réponse. Ils chuchotèrent avec effroi, firent le tour de la grande salle pour observer encore Kondratiev qui, les jambes haut croisées, fumait, se sentant bien, diverti par les danseurs parmi lesquels il y avait de belles jeunes filles et des gars de bonne substance humaine… À le voir, le respect les cloua sur place. Boulkine, le moins intelligent des deux, poussa un long soupir et murmura d'un ton confidentiel :
– Ne pensez-vous pas, camarade Savéliev, que ce pourrait être l'annonce d'un tournant du C.C. ?… L'indication d'une nouvelle ligne pour l'éducation politique des cadres subalternes ?
Le commissaire Savéliev se demanda s'il n'avait pas commis une folie en téléphonant, bien qu'en termes extrêmement circonspects, au Commissariat central, un résumé du discours Kondratiev. Il faudrait en tout cas aller dire au camarade délégué du C.C. en prenant congé de lui, que « les précieuses directives contenues dans son rapport si intéressant serviraient dès demain à orienter tout notre travail d'éducation… ». À haute voix, il conclut :
– C'est possible, Filon Platonovitch, mais avant d'avoir reçu des instructions complémentaires, je crois que nous devons nous abstenir de toute initiative…
Kondratiev s'en allait, pressé de s'évader du cercle des gradés obséquieux. Il n'y réussit que pendant un très bref instant, s'étant trouvé seul, par un hasard inconcevable, à la sortie de la grande salle pleine de musique et de mouvement. Deux visages de danseurs émergèrent devant lui, l'un charmant, qui avait un rire des yeux tout à fait printanier, l'autre fermement dessiné, que l'on eût dit éclairé d'une lueur mate : Sacha. Sacha retint sa danseuse et ils tournèrent lentement sur place pour que le jeune homme pût se pencher vers Kondratiev :
– Merci, Ivan Nicolaévitch, pour ce que vous nous avez dit…
Le mouvement rythmé ramena vers Kondratiev l'autre tête, entourée de tresses châtaines nouées sur la nuque, et elle avait sous un front sans rides des sourcils dorés ; le mouvement l'écarta, ce fut Sacha, sa bouche mate, son regard intense et voilé, qui se rapprocha. Sacha dit doucement, dans le bruit de la musique, sans émotion apparente :
– Ivan Nicolaévitch, je crois que l'on vous arrêtera bientôt.
– Je le crois aussi, dit simplement Kondratiev en leur faisant de la main un petit salut affectueux.
Il avait hâte de fuir ce monde irritant, ces grosses têtes d'intelligence rudimentaire, trop bien nourries, ces insignes de commandement, ces jeunes femmes trop bien coiffées qui n'étaient que de jeunes sexes sous des soies voyantes, ces jeunes hommes inquiets malgré eux, incapables de penser vraiment parce que plusieurs disciplines le leur interdisaient et qui portaient presque joyeusement leurs vies vers des sacrifices prochains qu'ils ne comprendraient pas… C'est peut-être une chose admirable que nous ne puissions pas dominer entièrement notre cerveau et qu'il nous
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