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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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faux à cause de l'obéissance. Je leur parle, ils m'écoutent, quelques-uns s'efforcent peut-être de me comprendre et nous n'existons pas : nous obéissons. Une voix intérieure répondit : Obéir, c'est encore exister, et il continua le débat : C'est exister comme les nombres et les machines… Il continuait à débiter les thèses. Il voyait des Russes aux crânes rasés, de la forte race que nous avons formée en délivrant les serfs, puis en brisant leur volonté, puis en leur apprenant à nous résister sans fin pour leur reforger malgré nous, contre nous, une autre volonté. Des premiers rangs, un Mongol, les bras croisés, la tête petite, tenue droite, regardait durement Kondratiev dans les yeux. Un regard assoiffé jusqu'à en être cruel. Il jugeait chaque mot. Ce fut comme si le Mongol eût murmuré distinctement : « Ce n'est pas cela, camarade, tout ce que vous dites ne sert à rien, je vous assure… Taisez-vous ou trouvez des paroles vivantes… Nous sommes quand même des vivants… » Kondratiev lui répondit avec une telle assurance que sa voix changea. Derrière lui, un mouvement se fit parmi les secrétaires qui formaient, avec le commandant de la garnison, le présidium. Ils ne reconnaissaient plus les phrases de ces sortes de solennités, ils en éprouvaient l'inquiétude physique d'une erreur de commandement dans la manœuvre sur le terrain… La ligne des tanks s'infléchit tout à coup, se brise, c'est la pagaille dans laquelle naît le courroux humiliant des chefs. Le commissaire politique de l'école des chars se raidit pour contenir son trouble, sortit son porte-mine et se mit à prendre des notes, si vite que les signes se chevauchaient sur le papier… Il n'arrivait pas à saisir les phrases de l'orateur du Comité central, du Comité central, du Comité central, était-ce possible ? L'orateur disait :
    – … nous sommes couverts de crimes et d'erreurs, oui, nous avons oublié l'essentiel pour vivre d'une heure à l'autre, et pourtant nous avons raison devant l'univers, devant l'avenir, devant cette magnifique et misérable patrie qui n'est pas l'Union des Républiques socialistes soviétiques ni la Russie, qui est la révolution… entendez-vous, la révolution sans territoire précis… mutilée… universelle… humaine… Sachez que dans la bataille de demain, presque toute l'active périra en trois mois… C'est vous l'active… Il faut que vous sachiez pourquoi… Le monde va se casser en deux…
    Fallait-il l'interrompre ? N'était-ce pas un crime que de le laisser parler ainsi ? Le commissaire politique est responsable de tout ce qui se dit à la tribune de l'école, mais a-t-il le droit d'interrompre l'orateur du Comité central ? Le chef de la garnison, cet idiot, n'y comprendrait certes goutte, n'entendant probablement qu'un murmure de périodes ; le chef de l'école, empourpré, concentrait toute son attention sur un cendrier… L'orateur disait (le commissaire n'attrapait que des bribes de cette parole ardente, sans parvenir à les rattacher les unes aux autres) :
    – … les Vieux de ma génération ont tous péri… la plupart dans l'erreur, la confusion, le désespoir… servilement… Ils avaient soulevé le monde… tous au service de la vérité… Ne l'oubliez jamais… le socialisme… la révolution… demain, bataille pour l'Europe dans la crise mondiale… Hier, Barcelone, le commencement… nous sommes arrivés trop tard, trop diminués par nos erreurs… cet oubli du prolétariat international et de l'homme… trop tard, misérables que nous sommes…
    L'orateur parlait du front d'Aragon, des armes qui n'arrivèrent pas, pourquoi ? Il criait ce pourquoi d'un ton de défi, sans y répondre – allusion à quoi ? Il proclamait « l'héroïsme des anarchistes… ». Il disait (et le commissaire, saisi, ne pouvait plus détacher ses yeux de lui), il disait :
    – … je ne parlerai peut-être jamais plus, jeunes gens… Je ne suis pas venu vous apporter au nom du Comité central de notre grand parti, cette cohorte de fer…
    Cohorte de fer ? Le mot n'était-il pas du traître Boukharine, ennemi du peuple, agent de l'Intelligence Service ?
    – … les phrases apprises que Lénine appelait notre mensonge-communiste, comm-mensonge ! Je vous demande de voir la réalité, fût-elle déroutante ou basse, avec le courage de votre jeunesse, je vous dis d'y penser librement, de nous condamner en votre for intérieur, nous les Vieux qui n'avons pas su faire mieux, je

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