L'affaire Toulaév
impose des images et des idées que nous préférerions chasser lâchement : ainsi la vérité fait son chemin malgré l'égoïsme et l'inconscience. Dans le grand salon illuminé, pendant une valse, Kondratiev s'était tout à coup souvenu d'un matin d'inspection sur le front de l'Èbre. Inspection inutile, comme tant d'autres. Les états-majors ne pouvaient déjà remédier à rien. Ils considéraient un moment, d'un air compétent, les positions de l'ennemi sur des collines rousses mouchetées de buissons comme la peau de panthère. Le matin était d'une fraîcheur de commencement du monde, des brumes bleues s'effilochaient sur les pentes de la sierra, la pureté du ciel grandissait d'instant en instant, les rayons du soleil y montèrent prodigieusement droits, prodigieusement visibles, déployés en éventail juste au-dessus de la courbe étincelante du fleuve qui divisait les armées… Kondratiev savait que les ordres ne seraient plus ni exécutés ni exécutables, que ceux qui les donneraient, ces colonels, semblables les uns à des mécaniciens fatigués par trop de veilles, les autres à de beaux messieurs (qu'ils devaient être en vérité) sortis du ministère pour un week-end au front, tout prêts à repartir pour Paris en mission secrète, avion et wagon-lit, tous ces chefs de la défaite, héroïques et méprisables, ne se faisaient plus aucune illusion sur eux-mêmes… Kondratiev leur tourna le dos et remonta seul, par un sentier de chevrier semé de cailloux blancs, vers l'abri du chef de bataillon. À un tournant, un léger bruit sourd et rythmique l'attira vers une crête proche ; des chardons poussaient au sommet, hérissés, solitaires, sur une terre rèche et leurs buissons durs, épargnés par le bombardement de la veille, entraient dans le ciel. Juste au-dessous de ce minuscule paysage de désolation, une équipe de miliciens travaillait en silence à combler une large fosse où s'alignaient des cadavres d'autres miliciens. Les vivants et les morts portaient les mêmes vêtements, ils avaient presque les mêmes visages, ceux des morts prenant la couleur de la terre, plus navrants que terribles avec leurs bouches entrouvertes, leurs lèvres parfois gonflées et sur eux le mystère de l'absence du sang ; ceux des vivants, maigres et concentrés, inclinés vers la terre, huilés de sueur, sans regard, comme ignorés de la lumière matinale. Ces hommes travaillaient vite, avec ensemble, leurs pelletées ne faisant qu'un seul jet de terre d'où montait un petit bruit assourdi. Personne ne les commandait. Pas un ne se retourna vers Kondratiev, pas un ne perçut probablement sa présence. Gêné d'être là, derrière eux, complètement inutile, Kondratiev redescendit en s'efforçant de ne pas faire glisser les cailloux sous ses pas… Maintenant, il s'esquivait ainsi du bal et personne ne se retournait sur lui, aussi lointain pour ces jeunes soldats-danseurs que pour les miliciens-fossoyeurs de là-bas. Et de même que là-bas, l'état-major le rejoignit, s'empressa autour de lui, sollicita son avis, ici, sur le grand escalier de marbre. Il dut descendre entouré des commissaires, des secrétaires, des commandants, en déclinant leurs invitations. Les plus haut gradés lui offraient de passer la nuit chez eux, d'assister le lendemain à la manœuvre, de visiter les ateliers, l'école, le casernement, la bibliothèque, la piscine, la section disciplinaire, la cavalerie motorisée, l'hôpital modèle, l'imprimerie-ambulante… Il souriait, remerciait, tutoyait des inconnus, plaisantait même, malgré sa violente envie de leur crier : « Assez ! Taisez-vous à la fin ! Je ne suis pas de la race des états-majors, peut-on se méprendre à ma figure ? » Tous ces fantoches ne se doutaient pas qu'il serait arrêté un de ces jours, lui qui ne leur apparaissait qu'à travers l'ombre géante du sceau du Comité central…
Il dormit dans la Lincoln du C.C. Quelque part sur la route, un peu avant l'aube, un choc le tira du sommeil. Le paysage commençait à se dégager des ténèbres, c'étaient des champs noirs sous des étoiles pâles. Cette désolation nocturne, Kondratiev la retrouva quelques heures plus tard sur un visage de femme, au fond des yeux de Tamara Léontiévna, venue au rapport dans son bureau du trust des Combustibles. Il se sentait de bonne humeur, il eut un geste familier d'homme sain, il lui prit le bras en souriant, et une frayeur confuse s'insinua aussitôt en lui.
– Voyons, c'est
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