L'affaire Toulaév
vieillot. Gordéev toussota pour s'éclaircir la voix.
– Je vous apporte des nouvelles de votre fille. Elle est très bien… Elle… Elle est arrêtée. Elle a commis quelques imprudences à Paris, vous êtes au courant ?
– Oui, oui, dit Popov, atterré, je devine, c'est possible… J'ai reçu un télégramme, mais est-ce grave ? croyez-vous ?
Lâchement, il se demandait surtout si c'était grave pour lui.
Gordéev regarda, perplexe, les ongles de ses deux mains ouvertes, puis la chambre en demi-teintes usées, les sapins noirs dans la fenêtre.
– Comment dire ? Je ne sais pas encore. Tout dépendra de l'instruction. Formellement, cela peut être assez grave : tentative de désertion à l'étranger, en cours de mission, et menées contraires aux intérêts de l'Union… Ce sont là les termes du code, mais j'espère bien qu'il ne s'agit dans la pratique que d'imprudences ou, mettons, d'actions irréfléchies, plus blâmables que répréhensibles…
Popov, frileusement recroquevillé, devenait si vieux qu'il en perdait consistance.
– L'embêtant, voyez-vous, camarade Popov, c'est que… Je suis très embarrassé pour vous l'expliquer… Aidez-moi…
(Il voulait être aidé, cet animal !)
– Cela vous crée, camarade Popov, une situation délicate. Outre que ces articles du code (que nous n'appliquerons pas, bien entendu, dans toute leur rigueur, sans avoir reçu des ordres supérieurs) prévoient des… des mesures… concernant les parents des coupables, vous savez certainement que le camarade Atkine a ouvert une instruction, encore secrète, contre Ratchevsky. Nous avons constaté la destruction – c'est incroyable, mais c'est un fait – par Ratchevsky, du dossier de l'affaire de sabotage d'Aktioubinsk… Nous avons cherché d'où venait l'indiscrétion, extrêmement fâcheuse, qui a fait annoncer par la presse étrangère un nouveau procès… Nous avons même pensé à une manœuvre d'agents de l'étranger ! Ratchevsky, avec lequel il est très difficile de parler, car il semble toujours soûl, reconnaît avoir fait rédiger un communiqué à ce sujet, mais il prétend avoir agi sur vos instructions verbales… Dès qu'il sera arrêté, je l'interrogerai moi-même, n'en doutez pas, et je ne lui permettrai pas d'éluder ses responsabilités… La coïncidence de cet incident avec l'inculpation qui pèse sur votre fille reste cependant, comment dire ? vraiment déplorable…
Popov ne répondait rien. Des élancements douloureux lui traversaient les membres. Gordéev essaya de le juger : un homme fini ou un sacré vieux renard capable de s'en tirer ? Difficile de se prononcer, mais plus de probabilités sur la première hypothèse. Le silence de Popov l'invitait à conclure. Popov le regardait avec les yeux aigus d'une bête traquée jusque dans son trou.
– Vous ne douterez pas, camarade Popov, de mes sentiments…
L'autre ne broncha pas. Il en doutait ou il s'en moquait, ou il se sentait trop mal pour leur prêter la moindre importance. Quels sentiments, Gordéev ne crut pas devoir le dire.
– Il a été décidé – provisoirement – de vous prier de garder la chambre et de vous abstenir de toute communication téléphonique…
– Sauf avec le chef du parti ?
– Il m'est pénible d'y insister : avec qui que ce soit. Il n'est pas impossible, du reste, que la communication soit coupée.
Gordéev parti, Popov ne bougea pas. La chambre s'assombrissait. Il commença à pleuvoir sur les sapins. Les ombres du soir s'insinuèrent par les sentiers du bois. Popov, dans son fauteuil, se confondait avec les choses obscures. Sa femme entra, voûtée, les cheveux gris, marchant sans bruit, une ombre, elle aussi.
– Dois-je allumer, Vassili ? Comment te sens-tu ?
Le vieux Popov répondit très bas :
– Bien. Xénia est arrêtée. Nous sommes arrêtés, toi et moi. Je suis infiniment fatigué. N'allume pas la lumière.
10. LE GLISSEMENT DES BANQUISES CONTINUAIT…
La vie du kolkhoze Le Chemin de l'Avenir ressemblait en vérité à une course d'obstacles. Définitivement constitué en 1931 après deux épurations du village, marquées par la déportation – Dieu sait où ! – des familles aisées et de quelques familles pauvres témoignant d'un mauvais esprit, le kolkhoze manqua de bétail et de chevaux, l'année suivante, les cultivateurs s'étant ingéniés à détruire les bêtes plutôt que de les livrer à l'entreprise collective. La disette de fourrage, les négligences et les
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