Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
inconnu mais inévitable où tout sera fini, ainsi ou autrement. Ce moment viendra, est-il possible qu'il vienne ? qu'il ne vienne pas ? Il semblait à Xénia que son tourment ne cesserait plus. Qu'est-ce qui cesserait donc ? La vie ? Me fusillerait-on ? Pourquoi ? Qu'ai-je donc fait ? Qu'a fait Roublev ? Horrible à entrevoir. Rester ici ? Sans argent ? Chercher du travail ? Quel travail ? Avec qui vivre ? Pourquoi vivre ? Des enfants lâchaient des voiliers dans le grand bassin circulaire. Dans ce monde-ci la vie est calme et fade comme ces jeux d'enfants, on ne vit que pour soi ! Vivre pour moi, quelle absurdité ! Chassée du parti, je ne pourrai plus regarder un ouvrier en face, je ne pourrai rien expliquer à personne, personne ne comprendrait. Willi, cette canaille, disait aussi tout à l'heure : « Eh bien, oui, ce sont peut-être des crimes, nous n'en savons rien. Notre devoir est de faire confiance, les yeux fermés, car nous n'avons rien d'autre à faire, ni vous ni moi. Accuser, protester, ce n'est jamais que servir l'ennemi. Je préférerais être fusillé moi-même par erreur. Ni les crimes ni les erreurs ne modifient notre devoir… » C'est vrai. Ce sont des phrases apprises sur les lèvres de cet arriviste qui s'arrangera toujours pour ne rien risquer, mais c'est vrai. Que ferait Roublev lui-même, que dirait-il ? L'ombre d'une trahison ne saurait effleurer sa pensée…
    À la station du métro Saint-Michel, Xénia égara la gabardine du mouchard. Elle continua d'errer dans Paris, se regardant parfois dans les glaces des magasins : sa silhouette de naufragée, sa jaquette défraîchie, son visage aux yeux enfoncés, ce n'était pas pour s'attendrir sur elle-même, mais pour se trouver laide, je veux être laide, je dois être laide ! Les femmes qui passaient, occupées d'elles-mêmes, soignées, ayant choisi d'affreux brimborions à se mettre à la boutonnière du tailleur ou sur le chemisier, n'étaient que des animaux humains contents de respirer, mais dont la vue donnait envie de ne plus exister… La nuit venue, Xénia, lasse de marcher se trouva au bord d'une place rayonnante de feux. Des cascades d'électricité ruisselaient sur la coupole monumentale d'un cinéma et ces flots de lumière barbares entouraient deux énormes têtes écœurantes de béatitude et d'anonymat, réunies par le plus stupide des baisers. L'autre angle de la place, embrasé en rouge et or, lançait dans la nuit, de la voix frénétique de ses haut-parleurs une chanson d'amour accompagnée de petits cris stridents et de battements du talon sur des planches. L'ensemble devenait pour l'ouïe de Xénia un long miaulement tenace et qui lui faisait honte par son accent humain. Des femmes et des hommes buvaient au comptoir et ils faisaient penser à d'étranges insectes, cruels les uns envers les autres, rassemblés dans un vivarium surchauffé. Entre ces deux brasiers, le cinéma et le café, une large allée montait dans la nuit, constellée d'enseignes : HÔTEL, HÔTEL, HÔTEL. Xénia s'y engagea, entra dans la première porte venue, demanda une chambre pour la nuit. Le petit vieux à lorgnons qu'elle tira de l'assoupissement paraissait inséparable du placard à clefs et du pupitre entre lesquels se nichait sa personne empuantie de tabac.
    – Ça s'ra 15 francs, dit-il en déposant ses lorgnons brumeux sur le journal qu'il était en train de lire.
    Ses yeux de lapin crevé clignotèrent.
    – C'est drôle, j'vous remets pas, ma petite. V'seriez pas Paula du passage Clichy ? Vous allez pas d'habitude à l'hôtel du Morbihan ? V'sêtes étrangère ? Patientez minute…
    Il se baissa, disparut, ressortit par-dessous une planche, devant Xénia, redisparut au fond du corridor, et le patron vint lui-même, en manches de chemise retroussées sur de gros bras d'abatteur. Cet homme semblait marcher entouré d'une brume graisseuse. Il considéra Xénia comme si ce fût pour la vendre, chercha quelque chose sous le pupitre, finit par dire :
    – Ben, remplissez la fiche. Vous avez des papiers ?
    Xénia lui tendit son passeport diplomatique.
    – Seule ? Ben… J'vais vous donner le numéro 11, ça sera 30 francs, l'bain est tout à côté…
    Énorme, d'encolure bestiale, il précéda Xénia dans l'escalier en balançant entre ses gros doigts le trousseau de clefs. Froide, pauvrement éclairée par deux lampes à abat-jour posées sur les deux tables de nuit, la chambre n° 11 éveilla dans l'esprit de Xénia un souvenir de roman

Weitere Kostenlose Bücher