Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
assez privilégiée au point de vue des communications. Les soixante-cinq maisons (plusieurs inhabitées) sont en rondins ou en planches, couvertes de chaume gris, construites en demi-cercle sur la hauteur, au coude de la rivière ; elles s'égrènent là, entourées de petits enclos, comme un cortège de vieilles femmes chancelantes. Leurs fenêtres regardent les nuages, les douces eaux grises, les champs de l'autre rive, la sombre ligne mauve des forêts à l'horizon. On voit toujours sur les sentiers qui descendent vers la rivière des enfants ou des jeunes femmes rapportant de l'eau dans de vieux petits tonnelets suspendus aux deux bouts d'une palanque portée sur les épaules. Pour que l'eau ne se renverse pas trop à cause du mouvement, l'on y fait flotter des disques en bois.
    Midi. Les champs rouillés se chauffent au soleil. Ils ont faim de graines. On ne peut pas les voir sans y penser. Donnez-nous des graines ou vous aurez faim ! Hâtez-vous, les belles journées s'en vont, hâtez-vous, la terre attend… Le silence des champs est une lamentation continue… Des flocons de nuages blancs s'en vont paresseusement à travers le ciel indifférent. On entend deux mécaniciens échanger des conseils et des jurons désolés autour du tracteur hors de combat, derrière l'habitation. Le président Vaniouchkine bâille avec fureur. Il souffre de l'attente des champs, la pensée du plan le harcèle, il n'en dort pas, il n'a plus rien à boire, le stock de vodka s'étant épuisé. Les courriers qu'il envoie au rayon lui reviennent couverts de poussière, éreintés et déconfits, avec des petits papiers écrits au crayon : « Tiens ferme, camarade Vaniouchkine. Le premier camion disponible sera pour toi. Salut communiste. Pétrikov. » Ça ne veut exactement rien dire. Va un peu voir ce qu'il fera du premier camion disponible, ce salaud-là, quand tous les kolkhozes du rayon l'accablent des mêmes demandes ! Et puis : y aura-t-il un premier camion disponible ? Le bureau de l'administration n'était meublé que d'une table nue encombrée de papiers en désordre, jaunissants comme des feuilles mortes. Par la fenêtre ouverte l'on voyait la masse compacte des terres. Au fond de la salle, le portrait du chef en couleurs veules considérait un samovar enfumé juché sur le poêle. Des sacs s'effondraient dessous, les uns sur les autres, pareils à des bêtes à bout de force : pas un ne contenait la quantité de graines prescrites. C'était contraire aux instructions de la direction régionale des kolkhozes et Kostia, vérifiant le poids des semences, le soulignait en ricanant :
    – Pas la peine de s'esquinter pour vérifier une escroquerie sur les semences, Iéfime Bogdanovitch ! Si tu crois que les moujiks ne s'en rendent pas compte parce qu'ils n'ont pas de balances ! Tu ne les connais pas, ces bougres, ils te pèsent un sac d'un coup d'œil, vieux, ils vont gueuler, tu vas voir…
    Vaniouchkine mâchait une cigarette éteinte :
    – Et qué qu'tu veux faire, gros malin ? Bon, on fera un petit tour au tribunal du rayon, qu'est-ce que j'y peux, moi ?
    Ils aperçurent, venant à travers champs, la démarche sautillante, ses longs bras balancés comme s'ils flottaient à la brise, l'agronome Kostioukine.
    – Encore celui-là !
    – Veux-tu que je te dise d'avance tout ce qu'il va te raconter, Iéfime Bogdanovitch ? proposa sarcastiquement Kostia.
    – Tais ta gueule !
    Kostioukine entra. Une casquette jaune paille lui tombait sur les yeux. Des gouttes de sueur perlaient à son nez rouge et pointu, il y avait des brindilles d'herbe dans sa barbe. D'emblée il fonça dans les histoires. Cinq jours de retard sur le plan. Pas de camions pour transporter les semences saines promises par le rayon. La station de M. et T. promettait mais ne tiendrait pas.
    – Vous avez déjà vu ces gars-là tenir leurs promesses, dites ?
    Les pièces de rechange pour les réparations urgentes, la station n'en recevrait pas avant dix jours vu l'embouteillage du chemin de fer, je le sais, moi. Voilà. Le plan d'ensemencement est fichu, je vous l'avais bien dit. Nous aurons un déficit de 40 % si tout va bien, 50 %, 60 % si les gelées…
    Le petit visage roussâtre de Vaniouchkine, pareil à un poing fermé aplati par un choc, se plissa de rides circulaires. Il regarda l'agronome avec haine, comme s'il eût voulu lui crier : « T'es content, toi ? » L'agronome Kostioukine gesticulait trop : il avait l'air, en parlant, d'attraper des mouches.

Weitere Kostenlose Bücher