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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Ses yeux mouillés devenaient trop brillants. Sa voix aigrelette baissait, baissait, mais au moment où l'on s'attendait à ce qu'elle s'éteignît, renaissait en tons rauques. L'administration du kolkhoze le craignait un peu parce qu'il faisait sans cesse du scandale, prophétisant le malheur et voyait si juste qu'il semblait par cela même susciter les calamités. Et que penser de lui ? Il revenait d'un camp de concentration, ex-saboteur repenti, coupable d'avoir laissé pourrir sur pied toute une récolte dans les Terres noires, faute de main-d'œuvre, à l'en croire, pour faire la moisson ! Il en revenait libéré avant terme pour son travail exemplaire dans les fermes de l'Administration pénitentiaire, cité dans les journaux pour un essai sur les nouvelles méthodes de défrichement dans les pays froids, décoré enfin de l'insigne d'honneur du Travail pour avoir, pendant une saison sèche, établi dans des kolkhozes du pays votiak un ingénieux système d'irrigation… Donc : technicien très fort, contre-révolutionnaire très habile peut-être, sincèrement repenti peut-être, ou admirablement camouflé ; il fallait s'en méfier, mais il avait droit au respect, il fallait l'écouter, s'en méfier doublement par conséquent. Instruit lui-même par les cours abrégés à l'usage des dirigeants d'exploitations collectives, le président Vaniouchkine, ex-maçon saisonnier, ex-fantassin d'élite, ne savait à vrai dire où donner la tête. Kostioukine continuait. Les paysans voyaient tout.
    – On travaille de nouveau pour crever de faim cet hiver. Qui sabote ? Ils voulaient écrire au centre régional, dénoncer le rayon. Faut faire une assemblée, s'expliquer.
    Kostia se rongeait les ongles. Il demanda :
    – Quelle est la distance d'ici au rayon ?
    – Cinquante-cinq par la plaine.
    L'agronome et Kostia se comprirent instantanément, frappés par la même idée. Semences, denrées, allumettes, indiennes promises aux femmes, pourquoi ne pas tout transporter à dos d'homme ? Ça pourrait se faire en trois, quatre jours en mobilisant tout le monde, les femmes valides et les gosses de seize ans, pour relayer les porteurs. Journées et nuits de travail compteraient double, nous promettrons une distribution extraordinaire de savon, cigarettes, fil à coudre, par la coopé. S'ils ne veulent pas en lâcher, Vaniouchkine, j'irai au comité du parti, je leur dirai : « Ça ou le plan est par terre ! » Ils ne peuvent pas refuser, on connaît les stocks. Ils préféreraient les réserver pour les cadres du parti, les techniciens et autres, c'est dans l'ordre ; mais il faudra bien qu'ils marchent, on ira les voir tous ensemble ! Ils pourraient même nous lâcher des aiguilles, on sait qu'ils en ont reçu, mais ils le nieront. L'agronome et Kostia se renvoyaient des phrases dures comme s'ils eussent jeté des pierres à toute volée. Kostioukine se démenait dans sa blouse grise aux poches pleines de papiers. Kostia le prit aux coudes, ils furent face à face, le jeune profil énergique, le vieux visage au nez pointu, aux lèvres crevassées entrouvertes sur des dents ébréchées.
    – On convoque l'assemblée. On peut mobiliser jusqu'à cent cinquante porteurs si les gens d'Izioumka viennent !
    – Si nous faisions parler le pope ? proposa le président Vaniouchkine.
    – Si le diable cornu pouvait nous faire un bon discours d'agitation, je l'appellerais ! cria Kostia. On verrait ses ongles fourchus passer à travers ses bottes, ça sentirait la braise fumante, il lancerait en l'air de petits coups de sa langue de feu – pour l'accomplissement du plan des semailles, citoyens ! Je veux bien, moi, que le diable nous vende son âme !
    Le rire les détendit tous les trois. La terre rousse riait aussi à sa façon, perceptible pour ces seuls hommes, l'horizon oscillait légèrement, un nuage comique divagua au milieu du ciel.
    L'assemblée du kolkhoze se réunit dans la cour de ferme de l'Administration, au crépuscule, à l'heure où les moucherons deviennent tourmenteurs. Beaucoup de monde vint, car le kolkhoze se sentait en péril : les femmes contentes que le père Guérassime parlât. On sortit des bancs pour elles, les hommes écoutèrent debout. Le président Vaniouchkine prit la parole le premier, intimidé dans le fond de son âme par deux cents têtes indistinctes et murmurantes. Quelqu'un lui cria des derniers rangs :
    – Pourquoi que t'as fait arrêter les Kibiotkine ? Anathème !
    Il fit semblant de ne pas

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