L'affaire Toulaév
privilège conférait une mission. Leur union était nette, dépourvue de complications, pareille à celle de deux corps sains qui se plaisent. Huit ans auparavant, voyageant en tournée d'inspection dans la région de Krassnoyarsk, où il commandait une division de troupes spéciales de la Sûreté, Erchov s'arrêta dans une cité militaire perdue au cœur des forêts, chez un chef de bataillon. La jeune femme de ce subordonné, quand elle entra dans la salle à manger, l'éblouit pour la première fois de sa vie par une animalité innocente et sûre d'elle-même. On se rappelait en sa présence la forêt, l'eau froide des petites rivières sauvages, le pelage des bêtes ombrageuses, le goût du lait frais. Elle avait des narines renflées qui paraissaient flairer sans cesse et de larges yeux de chatte. Il la désira tout de suite, pas pour une rencontre, pas pour une nuit, pour la posséder entièrement, à jamais, avec fierté. « Pourquoi serait-elle à un autre puisque je la veux ? » Cet autre, petit officier sans avenir, ridiculement déférent devant le chef, avait une risible façon de parler comme les boutiquiers. Erchov le détesta. Erchov, pour demeurer seul avec la femme convoitée, envoya l'autre inspecter des postes dans les bois. À l'heure du tête-à-tête avec cette femme, il fuma d'abord une cigarette en silence, s'étant donné ce délai pour oser. Puis : « Valentina Anissimovna, écoutez bien ce que je vais vous dire. Je ne reviens jamais sur ma parole. Je suis net et sûr comme un bon sabre de cavalerie. Je veux que vous soyez ma femme… » Les jambes croisées, bien assis à trois mètres d'elle, il regardait la jeune femme comme s'il eût commandé, comme si elle dût nécessairement lui obéir – et cela plut. « Mais je ne vous connais pas », dit-elle, désespérément effarouchée, comme elle fût tombée dans ses bras. « Sans importance. Je vous ai connue tout entière dès le premier regard. Je suis sûr et net, je vous donne ma parole que… » – « Je n'en doute pas, murmurait Valentina, sans savoir que c'était déjà un acquiescement. Mais… » – « Il n'y a pas de mais, la femme est libre de son choix… » Il se retint d'ajouter : Je suis le chef de la division, votre mari n'arrivera jamais à rien. Elle dut penser la même chose, car ils se regardèrent, confus, avec un tel sentiment de complicité que la honte les fit rougir tous les deux. Erchov retourna contre le mur le portrait du mari, étreignit la jeune femme, l'embrassa sur les yeux avec une bizarre tendresse. « Tes yeux, tes yeux, mon ensoleillée ! » Elle ne résistait pas, se demandant sottement si ce chef important – et bel homme – allait la prendre tout de suite sur le petit divan incommode – heureusement, qu'elle n'avait pas de sous-vêtements, heureusement… Il n'en fit rien, il se contenta de conclure d'un ton précis de rapporteur : « Vous partirez avec moi dans deux jours. Dès son retour je m'expliquerai d'homme à homme avec le chef de bataillon Nikoudychine. Vous divorcez aujourd'hui même, ayez la pièce pour cinq heures. » Que pouvait objecter le chef de bataillon au chef de division ? La femme est libre, l'éthique du parti prescrit de respecter la liberté ! Le chef de bataillon Nikoudychine, dont le nom signifiait à peu près Bon-à-Rien, ne dessoûla pas d'une semaine, avant d'aller demander un autre oubli aux prostituées chinoises de la ville. Erchov, informé de son inconduite, se montra indulgent car il comprenait le chagrin de ce subordonné. Il le fit cependant sermonner par le secrétaire du parti… Le communiste ne doit pas, pour une femme qui s'en va, perdre son équilibre moral, n'est-il pas vrai ?
Dans ces chambres-ci, Valentina se plaisait à vivre presque nue, sous de légers tissus flottants. La présence de son corps était toujours aussi complète que celle de ses yeux, de sa voix. Ses larges yeux paraissaient dorés comme les boucles qui lui retombaient sur le front. Elle avait les lèvres charnues, les pommettes accentuées, la carnation claire, des formes souples et fraiches de forte nageuse… « On dirait toujours que tu viens de sortir, toute joyeuse, d'une eau froide, au soleil… », lui dit un jour son mari. Elle répondit avec un petit rire fier, en se mirant dans la glace : « Je suis telle. Froide et ensoleillée. Ton petit poisson en or. » Ce soir elle tendit vers lui ses beaux bras nus :
– Pourquoi si tard, chéri ? Qu'est-ce qu'il y a ?
– Il
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