L'affaire Toulaév
Ni les pierres, ni les fleurs, ni les ciels n'ont cette couleur-là, dit Roublev à sa femme. C'est la pure merveille des yeux. Sois fière, petite fille !
– Vous allez me rendre confuse, dit-elle.
Ces traits nets, ce front dégagé en hauteur, ces petites tresses blondes roulées au-dessus des oreilles, cet air de toujours sourire à la vie, Roublev les détaillait avec un peu de malice. Ainsi la pureté renaît de la boue, la jeunesse de l'usure. Il connaissait Popov depuis plus de vingt ans : un vieil imbécile qui, faute de pouvoir comprendre l'a-b-c de l'économie politique, s'était spécialisé dans les questions de morale socialiste et noyé pour cette raison dans les dossiers de la Commission centrale de Contrôle du parti. Popov ne vivait plus que des adultères, des prévarications, des soûlographies, des abus d'autorité commis par de vieux révolutionnaires. C'était lui qui motivait les blâmes, distribuait les avertissements, préparait les réquisitoires, anticipait sur les exécutions, proposait des récompenses pour les exécuteurs. « Beaucoup de basses besognes doivent être accomplies ; il faut donc beaucoup d'êtres vils », c'est une pensée de Nietzsche. Mais comment, par quel miracle se dégageait de la chair et de l'âme d'un vieux Popov ranci cette créature, Xénia ? La vie triomphe donc de notre basse argile. Kiril Roublev regardait Xénia avec une joie avide et malicieuse.
Les jambes haut croisées, la jeune fille allumait une cigarette. C'était pour se donner une contenance. Si heureuse, qu'elle craignait qu'on ne le vît. Elle prit très maladroitement un air détaché pour dire :
– Papa me fait envoyer à l'étranger : en mission à Paris, six mois, pour la Direction centrale du Textile ; je dois étudier la nouvelle technique des tissus imprimés. Papa savait depuis longtemps combien je désirais aller à l'étranger… J'ai sauté de joie !
– Il y a de quoi, dit Dora. Je suis contente pour toi. Qu'est-ce que tu vas faire à Paris ?
– J'ai le vertige d'y penser. Voir Notre-Dame, Belleville. Je lis la vie de Blanqui, l'histoire de la Commune. J'irai voir le faubourg Saint-Antoine, la rue Saint-Merri, la rue Haxo, le mur des Fédérés… Bakounine habita rue de Bourgogne, mais j'ai cherché en vain le numéro. Et puis les numéros ont peut-être changé. Savez-vous où habita Lénine ?
– J'ai été chez lui, là-bas, dit Roublev lentement, mais j'ai tout à fait oublié l'endroit…
Xénia eut un « oh » de reproche. Comment peut-on oublier de telles choses ? Les grands yeux s'étonnèrent.
– C'est vrai, vous avez connu Wladimir Illich… Que vous êtes heureux !
« Que tu es enfant », pensait Roublev, mais c'est toi qui as raison.
– Et puis, dit-elle, surmontant une légère hésitation, je veux m'habiller un peu. De jolies choses françaises, est-ce mal, dites ?
– Non, c'est très bien au contraire, dit Dora. Il en faudrait de ces jolies choses pour toute notre jeunesse.
– Je le pensais ! Je le pensais ! Mais mon père dit toujours que le vêtement doit être utilitaire, que la parure est une survivance des cultures barbares… Que les modes caractérisent la mentalité capitaliste… (Les yeux d'un bleu sans pareil rirent.)
– Ton père est un sacré vieux puritain… Qu'est-ce qu'il devient ?
Xénia bavarda. Il arrive qu'au fond d'une eau transparente, courant sur des galets, une ombre apparaisse, inquiète le regard, passe, et l'on se demande ce que c'était, quelle vie mystérieuse suit là son chemin ? Les Roublev, tout à coup, dressèrent l'oreille. Xénia disait :
– … Père s'est beaucoup occupé de l'affaire Toulaév, il dit que c'est encore un complot…
– J'ai un peu connu Toulaév autrefois, dit Roublev d'une voix assourdie ; j'ai pris la parole contre lui au Comité de Moscou, il y a quatre ans. On était à la veille de l'hiver et l'on manquait naturellement de combustibles. Toulaév proposa de faire mettre en jugement les dirigeants du trust des Combustibles. J'ai fait repousser cette proposition idiote.
– … Père dit qu'il y a beaucoup de gens compromis… Je crois ne le répétez pas, c'est très grave – je crois que Erchov est arrêté… Il a été rappelé du Caucase, mais il n'est revenu nulle part… J'ai entendu par hasard une conversation téléphonique au sujet de sa femme… Elle doit être aussi arrêtée…
Roublev prit sur la table le verre vide, le porta à ses lèvres comme s'il buvait, le déposa.
Weitere Kostenlose Bücher