L'affaire Toulaév
fabricants…
– Est-ce bien nécessaire ?
– Nécessaire, je le dis, moi, ou nous sommes foutus, gronda de nouveau l'homme de garde en s'avançant vers eux, les mains noires en avant.
Et Roublev se leva, mû par une colère folle.
– Silence ! Défense d'intervenir dans les délibérations du conseil de l'armée ! Discipline !
Philippov le fit rasseoir d'une pression de main sur l'épaule et, pour couper court à l'altercation, souffla ironiquement :
– Tu te rappelles le Boul'Mich' ?
– Quoi ? dit Roublev éberlué.
– Ne parle pas, Tartare, je t'en prie. Je suis résolument contre l'exécution des otages, n'entrons pas dans la barbarie.
Philippov répliqua :
– Tu dois y consentir. 1°, la retraite nous est coupée de trois côtés sur quatre ; 2°, il me faut absolument quelques wagons de pommes de terre que je ne peux pas payer ; 3°, les marins se sont conduits comme des voyous, c'est eux qu'il faudrait fusiller, mais on ne peut pas, ce sont des gars splendides ; 4°, dès que nous aurons tourné le dos, tout le pays se soulèvera… Signe donc.
L'ordre d'exécution, écrit au crayon sur le dos d'une facture, était prêt. Roublev le signa en bougonnant :
– Je souhaite que nous payions ça, toi et moi ; je te dis que nous salissons la révolution ; le diable sait ce que c'est que tout ça…
Ils étaient encore jeunes. Maintenant, vingt ans après, épaissis, grisonnants, ils s'avançaient, glissant lentement sur leurs skis, à travers l'admirable paysage d'Hokousaï, et ce passé se réveillait en eux sans paroles.
Philippov, d'une longue foulée, passa devant. Wladek vint à leur rencontre. Ils plantèrent les skis dans la neige et suivirent la lisière du bois, au-dessus d'une rivière de glace, frangée d'étonnants buissons blancs.
– C'est bon de se rencontrer, dit Roublev.
– C'est épatant d'être vivants, dit Wladek.
– Qu'est-ce qu'on va faire ? demanda Philippov. That is the question.
L'espace, le bois, la neige, la glace, l'azur, le silence, la limpidité de l'air froid les cernaient. Wladek parla des Polonais, tous disparus dans les prisons, la gauche dirigée par Lesnki après la droite, dirigée par Kostchewa.
– Les Yougoslaves aussi, ajouta-t-il, et les Finlandais… Tout le Komintern y passe…
Il semait son récit de noms et de visages.
– Mais c'est plus fort qu'à la Commission du Plan ! s'exclama joyeusement Philippov.
– Moi, disait Philippov, je crois bien que je dois la vie à Bruno. Tu l'as connu, Kiril, quand il était secrétaire de légation à Berlin, tu vois son profil assyrien ? Depuis l'arrestation de Krestinski, il s'attendait à être liquidé lui aussi et on l'avait nommé, c'est à peine croyable, sous-directeur d'un service central à l'Intérieur, ça lui donnait accès au fichier principal. Il me disait qu'il espérait bien avoir sauvé une douzaine de camarades en supprimant leurs fiches. Je suis tout de même fichu, expliquait-il. Les dossiers restent, évidemment, et il y a le fichier du Comité central, mais on y est moins en vue, parfois plus difficile à trouver…
– La suite ?
– Fini, je ne sais pas où, je ne sais pas comment, l'année passée.
Philippov reprit :
– Qu'est-ce qu'on va faire ?
– Moi, dit Wladek en cherchant des cigarettes dans ses poches, et il avait son air un peu comique de vieil enfant boudeur, si l'on vient m'arrêter, je ne me laisse pas prendre vivant. Merci.
Les deux autres regardaient au loin.
– Il y en a pourtant, dit Philippov, que l'on relâche ou que l'on déporte. J'en connais. Pas raisonnable, ta solution. Et puis, quelque chose ne me plaît pas là-dedans. Ça tient du suicide.
– … comme tu voudras.
Philippov continua :
– Si l'on m'arrête, en tout cas, je leur dirai poliment que je ne marche dans aucune combine, ni avec procès ni sans procès. Faites de moi ce que vous voudrez. Quand c'est tout à fait net, je crois que l'on a des chances de s'en tirer. On part pour le Kamtchatka où l'on fait des plans de coupes de bois. Je veux bien. Et toi, Kiril ?
Kiril Roublev ôta son bonnet de fourrure. Son front élevé, sous des mèches de cheveux encore foncées, s'offrit au froid.
– Depuis qu'ils ont fusillé Nicolas Ivanovitch, je sens qu'ils tournent autour de moi, invisiblement. Et je les attends. Je ne le dis pas à Dora, mais elle le sait. C'est donc pour moi une question très pratique, qui peut se poser d'un jour à l'autre… Et… je ne sais pas…
Ils
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