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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Xénia le vit faire avec stupéfaction.
    – Kiril, demanda Dora, qu'est-ce que tu as bu ?
    – Mais rien, dit-il avec un sourire égaré.
    Un silence trouble suivit. Xénia baissait la tête. La cigarette inutile fumait entre ses doigts.
    – Et notre Espagne, Kiril Kirillovitch, demanda-t-elle enfin avec effort ; pensez-vous qu'elle puisse tenir ?… Je voudrais (elle ne dit pas ce qu'elle eût voulu).
    Roublev reprit le verre vide.
    – Défaite. Nous y serons pour quelque chose.
    La fin de l'entretien fut pesante. Dora essaya d'amorcer d'autres sujets.
    – Vas-tu au théâtre, Xénia ? Que lis-tu ?
    Ces propos tombaient dans le vide. Une grisaille humide et froide envahissait irrésistiblement la pièce. La lampe en fut ternie. Une pointe de froid naquit dans les épaules de Xénia. Roublev et Dora se levèrent en même temps qu'elle, pour la reconduire jusqu'au seuil. Debout tous les trois ils surmontèrent un moment la grisaille.
    – Xénia, fit doucement Dora. Je te souhaite d'être heureuse.
    Et Xénia eut un peu mal : c'était comme un adieu. Comment leur rendre ce souhait ? Roublev la prit affectueusement par la taille.
    – Tu as des épaules de figurine égyptienne, plus larges que les hanches. Avec ces épaules-là et ces yeux lumineux, Xéniouchka, défends-toi bien !
    – Que voulez-vous dire ?
    – Trop de choses. Tu me comprendras un jour. Bon voyage.
    Au tout dernier instant, dans l'étroit vestibule encombré de piles de journaux, Xénia se souvint d'une chose importante qu'elle ne pouvait pas taire. À mi-voix, le regard assombri :
    – J'ai entendu mon père dire que l'on a ramené Ryjik dans une prison de Moscou, qu'il fait la grève de la faim, qu'il est très mal… C'est un trotskyste ?
    – Oui.
    – Un agent de l'étranger ?
    – Non. Un homme fort et pur comme le cristal.
    Il y eut de l'effroi dans le regard désemparé de Xénia.
    – Mais alors ?…
    – Rien ne se fait, dans l'histoire, qui ne soit de quelque façon rationnel. Les meilleurs doivent parfois être broyés car ils nuisent, précisément parce qu'ils sont les meilleurs. Tu ne peux pas encore comprendre.
    Un élan la jeta presque sur la poitrine de Roublev :
    – Kiril Kirillovitch, vous êtes opposant ?
    – Non.
    C'est sur ce mot net, quelques gestes caressants et de rapides baisers, lèvres à lèvres, échangés avec Dora – dont les lèvres étaient désolées – qu'ils se quittèrent. Le pas jeune de Xénia décrut dans le corridor. À Kiril et Dora la chambre parut s'être agrandie, plus inhospitalière.
    – C'est ainsi, dit Kiril.
    – C'est ainsi, dit Dora avec un soupir.
    Roublev se versa une grande lampée de vodka qu'il avala d'un trait.
    – Et toi, Dora, toi qui vis avec moi depuis seize ans, crois-tu, oui ou non, que je suis un opposant ?
    Dora préféra ne point répondre. Il se parlait parfois ainsi à lui-même, en l'interrogeant, elle, avec une sorte d'âpreté.
    – Dora, je voudrais me soûler demain, il me semble que je verrais plus clair après… Notre parti ne peut pas avoir d'opposition : il est monolithique parce que nous réconcilions la pensée et l'action pour une efficacité supérieure. Plutôt que d'avoir raison les uns contre les autres, nous préférons nous tromper unis parce qu'ainsi nous sommes plus puissants pour le prolétariat. Et c'était une vieille erreur de l'individualisme bourgeois que de rechercher la vérité pour une conscience, ma conscience, à moi. MOI. Nous nous foutons du MOI, je me fous de moi, je me fous de la vérité pourvu que le parti soit fort !
    – Quel parti ?
    Les deux mots prononcés par Dora d'une voix basse et glacée lui parvinrent au moment où, en lui, le balancier intérieur recommençait sa course en sens inverse.
    – … Évidemment, si le parti s'est trahi, s'il n'est plus le parti de la révolution, ce que nous faisons là est risible et fou. C'est tout le contraire qu'il faudrait faire : alors chaque conscience doit se ressaisir… Nous avons besoin d'une unité sans faille pour contenir la poussée des forces ennemies… Mais si ces forces pèsent précisément à travers notre unité… Qu'est-ce que tu as dit ?
    Il ne tenait pas en place dans la vaste chambre. Sa silhouette anguleuse s'y déplaçait obliquement. On eût dit un grand oiseau de proie, décharné, enfermé dans une cage assez vaste mais trop petite. Cette image naquit dans les yeux de Dora qui répondit :
    – Je ne sais pas.
    – Il faudrait, en effet, réviser les jugements

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