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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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neige, il se mit à la pétrir fortement. Sa grande bouche se déforma :
    – On est tous des froussards, dit-il, c'est archiconnu depuis toujours. Le courage consiste à le savoir et à se comporter quand il le faut comme si la peur n'existait pas. Tu as tort, Wladek, de te croire exceptionnel. Tout de même, ce ne serait pas la peine de se rencontrer au milieu de cette neige féerique pour se faire des confidences aussi inutiles…
    Wladek ne répondit rien. Il découvrait le paysage désert, triste et lumineux. Des idées lentes comme le vol des corbeaux dans le ciel lui traversaient l'esprit : toutes nos paroles ne servent plus à rien – je voudrais bien un verre de thé chaud… Kiril, tout à coup dépouillé du poids des années, fit un petit bond en arrière, leva le bras – et la dure boule de neige qu'il venait de pétrir atteignit au milieu de la poitrine un Philippov étonné.
    – Défends-toi, j'attaque ! lui criait allègrement le camarade qui, les yeux rieurs et la barbe de travers, ramassait de la neige à pleines mains.
    – Enfant de salaud ! lâcha Philippov, transfiguré.
    La bataille s'engagea entre eux ainsi qu'entre des écoliers. Ils bondissaient, riaient, enfonçaient dans les trous de neige jusqu'à mi-taille, s'abritaient derrière les troncs des pins pour pétrir leurs projectiles et viser avant de les lancer. Quelque chose renaissant en eux de l'adresse de leurs quinze ans, ils poussaient des han ! joyeux, se couvraient le visage du coude, s'essoufflaient. Wladek ne bougeait pas de place, bien planté sur ses courtes jambes, pétrissant la neige avec des gestes méthodiques pour attaquer Roublev de flanc, riant aux larmes, et l'injuriant : « Attrape, théoricien ! moraliste ! que le diable t'emporte ! » et le manquant toujours…
    Ils eurent très chaud : et des cœurs battants et des faces détendues. Le soir tomba avec soudaineté d'un ciel insensiblement devenu gris, sur une neige mate, légèrement brumeuse et des arbres pétrifiés. Les trois revinrent, en respirant fortement, vers le chemin de fer.
    – Dis donc, Kiril, ce coup que je t'ai envoyé sur l'oreille ! s'exclama Philippov, en gloussant de rire.
    – Et toi, vieux, répliqua Roublev, qu'est-ce que t'as pris sur la nuque, hein ?
    Wladek reprit l'entretien sérieux :
    – Vous savez, j'ai les nerfs détraqués, c'est un fait, mais je n'ai pas si peur que cela. Advienne que pourra, je crèverai comme un autre pour engraisser la terre socialiste, si c'est la terre socialiste…
    – Capitalisme d'État, dit Philippov.
    Roublev :
    – … Il faut prendre conscience. Une conquête certaine demeure sous cette barbarie, un progrès sous cette régression. Voyez les masses, notre jeunesse, toutes ces nouvelles usines, le Dnieprostroi, Magnitogorsk, Kirovsk… Nous sommes tous des fusillés en sursis, mais le visage de la terre est changé, les oiseaux migrateurs n'y doivent plus reconnaître les déserts où surgissent les chantiers. Et quel nouveau prolétariat, dix millions d'hommes au travail, avec les machines, au lieu de trois millions et demi en 1927. Qu'est-ce que cet effort donnera au monde dans un demi-siècle ?
    – … quand il ne restera rien, même de nos petits ossements, chantonna Wladek, peut-être sans ironie.
    Par circonspection, ils se quittèrent avant les premières habitations. « On devrait se revoir », proposa Wladek, et les deux autres dirent : « Oui, oui, absolument », mais aucun des trois ne croyait que ce fût réellement utile ou possible. Ils se séparèrent sur de fortes poignées de main. Kiril Roublev glissa, à longues enjambées sur ses skis, jusqu'à la station suivante, le long des bois silencieux où l'obscurité semblait naître à ras de terre ainsi qu'une brume insaisissable. Un mince croissant de lune bleu terriblement effilé, épousant la forme d'une gorge idéale, monta dans la nuit. Roublev pensa : Vilaine lune. La peur vient tout à fait comme la nuit.
    Un soir, comme les Roublev finissaient de dîner, Xénia Popova vint leur faire part d'une grande nouvelle. Il y avait sur la table un plat de riz, du saucisson, une bouteille d'eau minérale Narzan, du pain gris. Le réchaud Primus bourdonnait sous la bouilloire. Kiril Roublev était assis dans le vieux fauteuil, Dora dans l'angle du divan.
    – Que tu es jolie, dit affectueusement Kiril à Xénia. Montre tes grands yeux.
    Elle les tourna vers lui avec franchise : des yeux larges et bien découpés, bordés de cils longs.
    –

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