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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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marchaient, enfonçant dans la neige jusqu'aux mollets. Des corbeaux volaient au-dessus de leurs têtes, de branche en branche. La lumière du jour était toute pénétrée de blancheur hivernale. Kiril dépassait ses deux compagnons d'une tête. Différent d'eux en son âme aussi. Il monologua d'une voix calme :
    – Le suicide n'est qu'une solution individuelle ; pas socialiste par conséquent. Dans mon cas, ce serait d'un mauvais exemple. Je ne dis pas cela, Wladek, pour ébranler ta résolution : tu as tes raisons, je crois qu'elles sont valables pour toi. Dire qu'on n'avouera rien, c'est courageux, peut-être trop courageux : nul n'est tout à fait sûr de ses forces. Et puis, tout est beaucoup plus complexe qu'il ne semble.
    – Oui, oui, dirent les deux autres en trébuchant dans la neige.
    – Il faudrait prendre conscience de ce qui se passe… prendre conscience…
    Roublev, en le répétant d'un ton embarrassé, avait sa mine de pédagogue préoccupé. Wladek s'emporta, s'empourpra, gesticula de ses bras courts :
    – Sacré théoricien ! Incurable ! Impayable ! Non, je vois encore les articles dans lesquels tu pourfendais en 1927 les trotskystes en démontrant que le parti prolétarien ne peut pas dégénérer… Parce que, s'il dégénère, évidemment, ce n'est plus le parti prolétarien… Casuiste, va ! Ce qui se passe est clair comme le jour. Thermidor, Brumaire et cætera sur un plan social imprévu au pays où Gengis Khan dispose du téléphone, comme disait le vieux Tolstoï.
    – Gengis Khan, dit Philippov, est un grand méconnu. Il n'était pas cruel. S'il faisait dresser des pyramides de têtes coupées, ce n'était ni par méchanceté ni par goût de la statistique primitive, mais pour dépeupler les contrées qu'il ne pouvait pas dominer autrement et qu'il entendait ramener à l'économie pastorale, la seule qu'il pût comprendre. C'étaient déjà des questions d'économies différentes qui faisaient couper les têtes… Remarquez qu'il n'y avait pas d'autre moyen de s'assurer de la bonne exécution des massacres que de rassembler les têtes coupées. Le Khan se méfiait de sa main-d'œuvre…
    Ils marchèrent encore un moment dans la neige plus profonde.
    – Merveilleuse Sibérie, murmura Roublev que le paysage rassérénait. Et Wladek se retourna brusquement vers ses deux camarades, se planta devant eux, comiquement exaspéré :
    – Ah, vous dissertez bien ! L'un conférencie sur Gengis Khan, l'autre préconise une prise de conscience ! Vous vous moquez de vous-mêmes, chers camarades. Permettez-moi de vous faire une révélation, moi, moi.
    (Ils virent que ses grosses lèvres tremblaient, qu'il y avait une légère buée sur les verres de ses lorgnons, que des rides droites tiraient horizontalement ses joues – et il bafouilla quelques secondes des moi, moi mal intelligibles.)
    – Mais je suis sans doute une nature plus épaisse, chers camarades. Eh bien, voilà, moi, j'ai peur, moi. Je crève de peur, moi, vous entendez, que ce soit digne ou non d'un révolutionnaire. Je vis seul comme une bête dans toute cette neige et ces bois que je hais, parce que j'ai peur. Je vis sans femme parce que je ne veux pas que nous soyons deux à nous réveiller la nuit en nous demandant si c'est la dernière nuit. Je les attends chaque nuit, seul, je prends du bromure, je m'endors abruti, je me réveille en sursaut, croyant qu'ils sont là, criant : « Qui est là ? » Et la voisine me répond : « C'est le volet qui bat, Vladimir Ernestovitch, dormez bien », et je ne peux plus me rendormir, c'est épouvantable. J'ai peur et j'ai honte, pas pour moi, pour nous tous. Je pense à ceux qu'on a fusillés, je vois leurs binettes, j'entends leurs plaisanteries et j'ai des migraines que la médecine n'a pas encore classées : une petite douleur, couleur de feu, se plante dans la nuque. J'ai peur, peur, pas si peur de mourir que de tout ça, voilà, peur de vous voir, peur de parler aux gens, peur de penser, peur de comprendre…
    Ça se voyait en vérité à son visage bouffi, aux bords roses de ses yeux, à son débit précipité. Philippov dit :
    – Moi aussi j'ai peur, naturellement, mais ça ne sert à rien. Je m'y suis accoutumé. On vit avec sa peur comme avec une hernie.
    Kiril Roublev se dégantait lentement, il regarda ses mains qui étaient fortes et longues, un peu velues au-dessus des articulations – « des mains encore chargées d'une grande vitalité », pensa-t-il. Et, ramassant de la

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