L'affaire Toulaév
», prit l'ascenseur, se fit conduire sur la terrasse, au-dessus du dixième étage. Un restaurant cher s'y établissait l'été ; et les soupeurs, en écoutant distraitement les violons, contemplaient les feux innombrables de Moscou, envoûtés malgré eux par ces constellations terrestres au sein desquelles les plus infimes lueurs guidaient des vies en travail. C'était plus beau encore l'hiver, quand il n'y avait ni soupeurs ni fleurs, ni abat-jour de couleur sur de petites tables, ni violons ni relents de mouton grillé, de champagne et de cosmétique – rien que l'immense nuit calme sur l'immense ville, le halo rouge de la place de la Passion avec ses réclames lumineuses, ses pistes noires sur la neige, son fourmillement d'êtres et de véhicules sous les lampadaires, le rougeoiement discret, secret, de ses fenêtres… À cette hauteur, l'électricité ne gênait plus la vue, on distinguait parfaitement les étoiles. Des flamboiements de braise, émanés du noir dense des bâtisses, signalaient les places ; les boulevards blancs se perdaient dans l'ombre. Roublev, les mains dans les poches, fit le tour des terrasses sans penser. Un sourire esquissé lui vint entre barbe et moustache. « J'aurais dû obliger Dora à venir voir ça, c'est magnifique, magnifique… » Et il s'arrêta net, tout à fait émerveillé, car, surgi du ciel et de la nuit, un couple enlacé arrivait rapidement sur lui, penché en avant dans un mouvement gracieux de plein vol. Ces amoureux patinaient seuls sur la terrasse, ils fondirent sur Kiril Roublev, l'illuminèrent de leurs visages ravis, de leurs lèvres entrouvertes, lui sourirent, décrivirent, inclinés, une longue courbe aérienne, repartirent vers l'horizon, c'est-à-dire vers l'autre bout de la terrasse, d'où l'on apercevait le Kremlin. Roublev les vit s'arrêter là et s'accouder au garde-fou ; il les rejoignit, s'accouda comme eux. On discernait très bien la haute muraille crénelée, les massives tours de garde, la flamme rouge du drapeau, éclairé par un projecteur, sur la coupole de l'Exécutif, les bulbes des cathédrales, le vaste halo de la place Rouge…
La jeune patineuse jeta un regard de côté sur Roublev en qui elle reconnut le vieux bolchevik influent qu'une auto du Comité central venait chercher tous les matins – l'an dernier. Elle se tourna à demi vers lui. Du bout des doigts son ami lui caressait la nuque.
– C'est là qu'habite le chef de notre parti ? demanda-t-elle en reportant le regard au loin, vers les tours et les créneaux éclairés dans la nuit.
– Il a un appartement au Kremlin, répondit Roublev, mais il n'y habite guère.
– C'est là qu'il travaille ? Quelque part au-dessous du drapeau rouge ?
– Oui, parfois.
La jeune tête médita un moment, puis, tournée vers Roublev :
– C'est terrible à penser qu'un homme tel que lui a vécu pendant des années entouré de traîtres et de criminels ! On tremble pour sa vie… N'est-ce pas terrible ?
Roublev lui fit sourdement écho :
– … terrible.
– Allons, Dina, dit à mi-voix le jeune homme.
Ils se prirent par la taille, redevinrent aériens, s'inclinèrent et, portés par une force enchantée, repartirent sur leurs patins vers un autre horizon… Roublev, un peu crispé, se dirigea vers l'ascenseur.
Chez lui, il trouva Dora pâle, assise en face d'un visiteur inconnu, jeune et bien habillé.
– Camarade Roublev, je vous apporte un pli du Comité de Moscou… (Un grand pli jaune. Rien qu'une convocation pour affaire urgente.) Si vous pouviez venir tout de suite, la voiture est en bas…
– Mais il est onze heures, objecta Dora.
– Le camarade Roublev sera de retour, en voiture, dans vingt minutes, on m'a chargé de vous l'assurer.
Roublev congédia le messager.
– Je descends dans trois minutes.
Les yeux dans les yeux, il considéra sa femme : elle avait les lèvres incolores, une face jaunissante et comme défaillante. Elle murmura :
– Qu'est-ce que c'est ?
– Je ne sais pas. Tu sais, c'est déjà arrivé une fois. Un peu bizarre tout de même.
Aucune lueur nulle part. Aucun secours possible. Ils s'embrassèrent précipitamment, aveuglément, les bouches froides.
– À tout à l'heure.
– À tout à l'heure…
Déserts, les bureaux du Comité. Au secrétariat, un gros Tatare décoré, le crâne rasé, la lèvre ourlée de poils noirs, lisait les journaux en buvant du thé. Il prit la convocation. « Roublev ? Tout de suite… » Ouvrit un dossier
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