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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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recroquevillée, un genou, un casque, une boîte de conserve déchirée en dents de scie. Il suivait ces femmes, la gorge sèche, les muscles lamentablement assoiffés de violence, mais jamais il n'osa.
    Une force bizarre, qui l'inquiéta d'abord lui-même, s'éveilla en lui quand il apprit que les paysans prenaient la terre. Il n'eut plus devant les yeux que le domaine seigneurial d'Akimovka, la résidence au fronton bas posé sur quatre colonnes blanches, la statue d'une nymphe au bord de l'étang, les jachères, les bois, le marais, les prés… Il sentit qu'il haïssait inexprimablement les possesseurs inconnus de cet univers, le sien en vérité, de toute éternité, de toute justice, mais qu'on lui avait ravi par un crime sans nom bien antérieur à sa naissance, un crime immense commis contre tous les paysans du monde. C'était ainsi depuis toujours sans qu'il le sût ; et il y avait toujours eu en lui cette haine endormie. Les souffles du vent, passant le soir sur les terres déshéritées de la guerre, lui apportèrent avec des propos inintelligibles des mots révélateurs. On appelait les seigneurs, les messieurs-dames de la résidence, des « buveurs-de-sang ». Le soldat Artème Makéev ne les ayant jamais vus, aucune image humaine ne troubla celle qui naissait de la sorte en lui ; le sang de ses camarades, il l'avait par contre maintes fois contemplé après des éclatements de shrapnel, quand la terre et l'herbe jaunie le buvaient : très rouge d'abord, à vous donner la nausée, bientôt noir ensuite et les mouches s'y mettaient.
    Vers ce temps-là, Makéev pensa pour la première fois de sa vie. Ce fut comme s'il se fût mis à parler avec lui-même et il faillit rire, se trouvant comique, eh, je fais l'idiot ! Mais les paroles qui s'agençaient dans sa cervelle étaient si sérieuses qu'elles tuaient le rire et qu'il grimaça comme un homme qui soulève un poids trop lourd pour ses forces. Il se disait qu'il fallait partir, emporter des grenades sous sa capote, revenir au village, mettre le feu à la résidence, prendre la terre. D'où lui vint l'idée du feu ? La forêt s'allume parfois l'été sans que l'on sache comment. Les villages flambent sans que l'on sache où la flamme est née. L'idée du feu l'obligea à penser davantage. Pénible, en effet, de flamber la belle résidence dont on pourrait faire quoi ? Qu'en faire pour les paysans ? Les culs-terreux là-dedans, ça n'était vraiment pas possible… Le nid brûlé, chassé l'oiseau. Brûlé le nid des seigneurs, un fossé plein de terreur et de feu séparerait le passé du présent, on serait des incendiaires, et les incendiaires sont bons pour le bagne ou la potence, il faudrait donc être les plus forts, mais ceci dépassait l'intelligence formelle de Makéev, il sentit ces choses plus qu'il ne les pensa. Il se mit en route seul, en quittant la tranchée pouilleuse par les feuillées. Dans les trains, il rencontra des hommes pareils à lui, partis comme lui ; son cœur en les voyant se gonfla de force. Il ne leur dit rien cependant, car le silence le rendait fort. La résidence flamba. Un escadron de cosaques marcha vers l'insurrection paysanne par les routes vertes : les guêpes bourdonnaient sur la croupe en sueur des chevaux ; des papillons moirés fuyaient l'âcre odeur de cette troupe en marche. Avant qu'elle n'arrivât au village criminel, Akimovka par Klioutchévo, La Source, des télégrammes parvenus au district répandirent mystérieusement la bonne nouvelle : Décret sur la prise des terres, signé des Commissaires du Peuple. Les cosaques l'apprirent d'un vieux tout blanc qui surgit d'entre les arbustes au bord du chemin, sous les bouleaux écaillés d'argent. « C'est la loi, mes fils, la loi, vous ne pouvez plus rien contre la loi. » La terre, la terre ! La loi ! Ce murmure étonné monta au-dessus des cosaques et ils se mirent à délibérer. Les papillons stupéfaits se posèrent dans l'herbe, tandis que la troupe, stoppée par l'invisible décret, faisait halte, ne sachant plus où aller. Quelle terre ? À qui la terre ? Celle des seigneurs ? La nôtre ? À qui ? À qui ? L'officier consterné prit tout à coup peur de ses hommes ; mais personne ne songea à l'empêcher de fuir. Dans l'unique rue d'Akimovka, dont les maisons en rondins et torchis s'espacent, chacune penchée à sa façon au milieu d'un petit enclos feuillu, les femmes aux seins lourds faisaient des signes de croix. N'était-il pas venu pour de bon, cette

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