L'affaire Toulaév
service de son dossier personnel de membre du parti appartenant à la catégorie des plus responsables. Il gravissait d'un pas sûr, honnêtement, patiemment, les échelons du pouvoir. L'oubli effaçait cependant en lui le souvenir précis de l'enfance et de l'adolescence misérables, de la guerre subie dans l'humiliation, d'un passé sans fierté et sans puissance, si bien que Makéev se sentait supérieur à tous ceux qu'il rencontrait – exception faite des hommes investis par le C.C. d'un plus haut pouvoir. Ceux-là, il les vénérait sans jalousie comme des êtres d'une essence qui n'était pas encore la sienne, mais qui serait un jour la sienne. Avec eux, il se sentait détenteur d'une autorité légitime, intégré à la dictature du prolétariat tout comme une vis en bon acier mise à sa place dans quelque admirable machine souple et compliquée.
Secrétaire de Comité régional, Makéev gouvernait Kourgansk, la ville et la contrée, depuis plusieurs années, avec l'orgueilleuse arrière-pensée de leur donner son nom : Makéevgorod ou Makéevgrad, pourquoi pas ? Le plus simple, Makéevo, lui rappelait trop le langage paysan. La proposition, émise dans les couloirs d'une conférence régionale du parti allait passer – votée à l'unanimité selon l'usage – quand, saisi d'un doute, Makéev lui-même se ravisa au dernier moment.
– Tout l'honneur de mon œuvre, s'exclamait-il à la tribune, sous la grande image de Lénine, revient au parti ! Le parti m'a fait, le parti a tout fait !
Les applaudissements éclatèrent. Makéev effrayé se demandait déjà quelles allusions malheureuses ses paroles pouvaient paraître receler à l'adresse des membres du Bureau politique. Il remonta à la tribune une heure plus tard, ayant consulté les deux récents numéros de la revue théorique Le Bolchevik pour y trouver quelques phrases qu'il lança à l'auditoire avec de courts gestes du poing en avant.
– La plus haute personnification du parti, c'est notre grand, notre génial chef ! Je propose de donner son nom magnifique à la nouvelle école que nous allons construire !
On applaudit de confiance comme on eût voté Makéevgrad, Makéevo, Makéev-City. Il descendit de la tribune en s'épongeant le front, content d'avoir été habile en repoussant la gloire, pour le moment. Cela viendrait. Son nom figurerait sur les cartes, entre les courbes des fleuves, les taches vertes des forêts, les hachures des collines, les souples lignes noires des chemins de fer. Car il avait foi en lui-même autant qu'au socialisme triomphant : et sans doute était-ce la même foi.
Il ne se séparait plus, dans le présent, seul réel, de ce pays, aussi grand que la vieille Angleterre, aux trois quarts étendu sur l'Europe, débordant pour le quatrième sur des plaines et des déserts d'Asie encore sillonnés par les pistes des caravanes. Pays sans histoire : ici passèrent les Khazares au Ve siècle, pareils, sur leurs petits chevaux au poil long, aux Scythes qui les avaient précédés dans les siècles ; ils allaient fonder un empire sur la Volga. D'où venaient-ils ? Quels étaient-ils ? Ici passèrent les Petchenègues, les cavaliers de Gengis, les archers de Khoulagou-Khan, les administrateurs aux yeux bridés et les méthodiques coupeurs de têtes de la Horde d'Or, les Tatares Nogais. Plaines, plaines, les migrations de peuples s'y perdent ainsi que l'eau dans les sables. De cette légende immémoriale, Makéev ne savait que quelques noms, quelques images, mais il aimait, il comprenait les chevaux comme le Petchenègue, comme le Nogai, comme eux il déchiffrait le vol des oiseaux, comme eux des indices indiscernables aux hommes des autres races le guidaient à travers les bourrasques de neige. L'arc des siècles révolus se fût-il, par miracle, retrouvé dans ses mains qu'il s'en fût servi aussi habilement que ces inconnus divers qui avaient vécu de cette terre, y étaient morts, s'y étaient résorbés… « Tout est à nous ! », disait-il sincèrement dans les réunions publiques du club des cheminots et il eût facilement transcrit : « Tout est à moi ! », ne sachant pas bien où finissait le moi, où commençait le nous. (Le moi appartient au parti, le moi ne vaut que parce qu'il incarne, par le parti, la collectivité nouvelle ; seulement, comme il l'incarne puissamment et consciemment, le moi, au nom du nous, possède le monde.) Makéev ne s'y fût pas retrouvé en théorie. Dans la pratique, aucun doute ne
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