L'affaire Toulaév
dans lequel il n'y avait qu'une feuille dactylographiée. Lut, les sourcils froncés. Leva la tête, une tête bouffie, opaque et pesante de gros mangeur.
– Vous avez votre carte du parti ? Veuillez me la présenter. Roublev sortit de son portefeuille le livret rouge où il était écrit : « affilié depuis 1907 ». Plus de vingt années. Quelles années !
– Bon.
Le livret rouge disparut dans un tiroir dont la clef tourna.
– Vous êtes l'objet d'une instruction criminelle. La carte vous sera rendue, s'il y a lieu, après l'enquête. C'est tout.
Roublev s'attendait au choc depuis trop longtemps. Une sorte de fureur hérissa ses sourcils, souda ses mâchoires, carra ses épaules… Le fonctionnaire recula un peu sur son fauteuil tournant :
– Je ne sais rien de plus, j'ai des ordres précis. C'est tout, citoyen.
Roublev s'en alla, étrangement léger, porté par des idées pareilles à des vols d'oiseaux affolés. C'est ça, le piège – la bête prise au piège, c'est toi, la bête prise, vieux révolutionnaire, c'est toi… Et nous y sommes tous, dans le piège… Est-ce que nous ne nous sommes pas trompés quelque part du tout au tout ? Gredins, gredins !… Un corridor vide, crûment éclairé, le grand escalier de marbre, la double porte tournante, la rue, le froid sec, l'auto noire du messager. Près du messager qui attendait en fumant, quelqu'un encore, une voix basse disant pâteusement :
– Camarade Roublev, vous êtes prié de nous accompagner pour un entretien de quelques instants…
– Je sais, je sais, dit Roublev, rageusement, et il ouvrit la portière, se jeta dans la Lincoln glacée, y croisa les bras, exerçant toute sa volonté à maîtriser une explosion de fureur désespérée…
Les ruelles en deux tons, blanches de neige et bleues de nuit, filèrent dans les glaces. « Ralentissez », commanda Roublev, et le chauffeur obéit. Roublev baissa la glace pour mieux voir un morceau de rue, n'importe lequel. Le trottoir scintillait, couvert de neige vierge. Un vieil hôtel seigneurial du siècle passé, au fronton supporté par des colonnes, semblait dormir depuis cent ans, derrière sa grille. Les troncs argentés des bouleaux luisaient faiblement dans le jardin. C'était tout, à jamais, dans un silence parfait, dans une pureté de rêve. Ville sous la mer, adieu. Le chauffeur accélérait. – C'est nous qui sommes sous la mer. C'est égal, nous avons été des forts.
4. BÂTIR, C'EST PÉRIR
Makéev possédait à un degré exceptionnel le don d'oublier pour grandir. Du petit paysan d'Akimovka par Klioutchévo, La Source, gouvernement de Toula, campagnes vallonnées, vertes et rousses, semées de toits de chaume, il ne lui restait qu'assez de souvenirs élémentaires pour l'enorgueillir d'avoir changé. Petit gars roux pareil à des millions d'autres, promis comme eux au destin de la glèbe, les filles du village n'en avaient pas voulu ; elles l'appelaient avec une nuance de moquerie Artiomka le Grêlé. Le rachitisme infantile donnait à ses jambes une courbe disgracieuse. À dix-sept ans, dans les batailles du dimanche soir, entre ceux de la rue Verte et ceux de la rue Puante, il assommait pourtant son adversaire d'un coup de poing de son invention, placé quelque part entre cou et oreille pour faire naître un vertige instantané… Ces rudes batailles finies, pas une fille ne voulant encore de lui, il se rongeait les ongles, assis sur le seuil délabré de sa maison, en regardant bouger dans la poussière les gros orteils puissants de ses pieds. S'il avait su qu'il y a des mots pour exprimer la méchante torpeur de ces instants-là, il eût murmuré, comme à son âge Maxime Gorki : « Quel ennui, quelle solitude et quelle envie de casser la gueule à quelqu'un ! » – pas pour le plaisir de vaincre, cette fois, mais pour s'évader de soi-même et d'un monde pire. L'Empire fit d'Artème Makéev, en 1917, sous les aigles bicéphales, un soldat passif, aussi sale, aussi désœuvré que tout autre, dans des tranchées de Volhynie. Il passa son temps à marauder dans une contrée visitée avant lui par cent mille maraudeurs pareils à lui ; à s'épouiller laborieusement au crépuscule ; à rêver le viol de rares jeunes paysannes attardées sur ces routes, maintes fois violées, du reste, par beaucoup d'autres… Lui n'osa pas. Il les suivait dans des paysages de craie aux arbres cassés, aux terres évasées en entonnoir ; et l'on y voyait tout à coup jaillir du sol une main
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