L'affaire Toulaév
fois, le temps de l'Antéchrist ? Makéev qui ne se séparait pas de sa ceinture de grenades, sortit alors, le mufle cramoisi, sur le perron de sa maison, une isba croulante au toit percé, pour leur crier, à ces sorcières, de se taire, nom de Dieu ! ou elles verraient bien, nom de Dieu de nom de… Le premier conseil des paysans pauvres de l'endroit l'élut président de son comité exécutif. Le premier arrêté que dicta Makéev à son scribe (celui de la justice de paix du district) ordonnait la fustigation des commères qui parleraient en public de l'Antéchrist, et ce texte, calligraphié en ronde, fut affiché dans la grande rue.
Makéev commençait une carrière assez vertigineuse. Il fut Artème Artémitch, président de l'Exécutif, sans savoir au juste ce qu'était l'Exécutif, mais les yeux bien enfoncés sous l'arcade sourcilière, la bouche serrée, le crâne tondu, la chemise nettoyée de bêtes et, dans l'âme, une volonté nouée comme des racines dans une fente de roche. Il fit chasser de leurs demeures des gens qui regrettaient la police de naguère, il en fit arrêter d'autres que l'on envoya au district et qui ne revinrent plus. On disait de lui qu'il était juste. Il le répéta avec un éclair mat dans le regard, du plus profond de lui-même : juste. S'il avait eu le temps de se regarder vivre, il se fût étonné d'une nouvelle découverte. De même que la faculté de penser s'était révélée à lui avec soudaineté, pour qu'il prît la terre, une autre faculté plus obscure, inexplicablement née quelque part dans sa nuque, ses reins, ses muscles, l'entraînait, le soulevait, le fortifiait. Il n'en savait pas le nom. Les intellectuels eussent appelé cette faculté la volonté. Avant d'apprendre à dire je veux, ce qui ne lui arriva qu'au bout de plusieurs années, quand il se fut accoutumé à haranguer les assemblées, il sut d'instinct ce qu'il fallait faire pour obtenir, imposer, ordonner, réussir, puis éprouver un contentement calme presque aussi bon que celui qui suit la possession d'une femme. Il ne parlait que rarement à la première personne, préférant dire Nous. Ce n'est pas moi qui veux, c'est nous qui voulons, frères. Il parla ses premières fois à des soldats rouges, dans un wagon de marchandises ; il fallait que sa voix dominât le bruit des ferrailles remuées du train en marche. Sa faculté de comprendre s'élargissait d'événement en événement, par illuminations : il voyait très bien les causes, les effets probables, les mobiles des gens, il sentait comment agir, réagir ; il eut beaucoup de mal à réduire tout cela à des mots dans sa tête, puis, ces mots à des idées, à des souvenirs, et jamais il n'y parvint tout à fait bien.
Les Blancs envahirent la contrée. Les Makéev, ces galonnés les pendaient haut et court, avec un écriteau infamant sur la poitrine Brigand ou Bolchevik, ou les deux à la fois. Makéev rejoignit les camarades dans les bois, s'empara d'un train avec eux, en descendit dans une ville de la steppe qui lui plut extraordinairement, car c'était la première grande ville de sa vie et elle vivait doucement sous un soleil torride. On y vendait au marché de grosses pastèques juteuses pour quelques kopecks. Les chameaux s'en allaient lentement par les rues ensablées. À trois kilomètres de là, couché sous des roseaux au bord d'un fleuve chaud scintillant sur les sables, Makéev tira si bien sur des cavaliers enturbannés de blanc que l'on fit de lui un sous-chef. Un peu après, en 1919, il adhéra au parti. La réunion se tenait autour d'un brasier en plein champ, sous des constellations éblouissantes. Les quinze hommes du parti, groupés autour du bureau des Trois, et les Trois, accroupis, des calepins sur les genoux, dans la lueur du feu. Après le rapport sur la situation internationale débité par une voix rugueuse qui donnait à d'étranges noms européens une consonance asiatique – Klé-man-sso, Lloy-Djorge, Guermania, Liebknecht ! –, le commissaire Kasparov demanda « si personne n'élevait d'objection à l'admission du candidat Makéev, Artème Artémiévitch, au sein du parti de la révolution prolétarienne ? – Lève-toi, Makéev », dit-il impérieusement. Makéev était déjà debout, tendu tout droit dans la lueur rougeoyante du feu, aveuglé par elle et par tous les regards fixés sur lui pour cette consécration : aveuglé aussi par une pluie d'étoiles, pourtant immobiles… « Paysan, fils de paysans
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