L'affaire Toulaév
l'effleurait. « J'ai quarante mille moutons, cette année, dans le district de Tatarovka ! », jetait-il allègrement à la conférence régionale de la production. « J'aurai l'année prochaine trois briqueteries en activité. Je dis à la Commission du Plan : Camarade, tu dois me donner les trois cents chevaux avant l'automne – ou tu mets en échec le plan pour l'année ! Vous voudriez rattacher au Centre ma seule station électrique ? Je ne marche pas, c'est à moi, j'épuiserai tous les recours, le C.C. en décidera. » Il disait instances pour recours, et croyant dire instances disait insistances.
Deux Narychkine successivement exilés à Kourgansk, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe , l'un pour des dilapidations jugées excessives quand il déplut à une impératrice obèse et vieillissante, l'autre pour des propos spirituels qu'il tint sur le jacobinisme de M. Bonaparte, bâtirent dans cette ville un petit palais rectiligne, en style empire néogrec, orné d'un péristyle à colonnes. Sur ce palais s'alignèrent les maisons en bois des commerçants, le caravansérail aux murs bas, les jardins des hôtels particuliers. Makéev installa son cabinet dans l'un des salons des gouverneurs-généraux de l'ancien régime, celui précisément où le Narychkine libéral, servi par des serves indolentes, s'était plu à relire Voltaire. Un érudit local le raconta au camarade Artème Artémiévitch. Franc-maçon, ce Narychkine, de la même loge que les décembristes, sincèrement libéral… « Vous croyez vraiment, demanda Makéev, que cette canaille féodale pouvait être sincèrement libérale ? Qu'est-ce que ça veut dire, libéral ? » Un cahier du journal de famille, des tomes dépareillés de Voltaire, un exemplaire de L'Esprit des lois portant des notes marginales de la main de ce grand seigneur traînaient encore au grenier, parmi des vieux meubles dépouillés et des portraits de famille dont l'un, signé de madame Vigée-Lebrun, une émigrée de la Révolution française, représentait un dignitaire gras d'une cinquantaine d'années, au regard châtain, très vif, à la bouche ironique et gourmande… Makéev se le fit montrer, regarda Narychkine bien en face, fit la moue à la vue d'une croix brillante qu'il portait sous le menton, toucha de la pointe de sa botte la bordure du cadre, et laissa tomber : « Pas mal. Vraie gueule de seigneur. À envoyer au musée régional. » On lui traduisit le titre du livre de Montesquieu. Il ricana : « Esprit d'exploiteur… Envoyer à la Bibliothèque… » – « Plutôt au musée… », objecta l'érudit. Makéev se retourna vers lui et d'un ton écrasant (parce qu'il ne comprenait pas) : « Pourquoi ? » L'érudit intimidé ne répondit rien. Sur la porte en acajou à deux battants on mit un écriteau : Cabinet du secrétaire régional. À l'intérieur, grand bureau ; quatre téléphones, dont un fil direct avec Moscou. C.C. et Exécutif central ; des palmiers nains entre les hautes fenêtres, quatre profonds fauteuils de cuir – les seuls que possédât la ville ; sur le mur de droite, carte de la région spécialement dessinée par un ex-officier déporté, sur le mur de gauche, carte de la Commission du plan économique, indiquant l'emplacement des usines futures, des voies ferrées à construire, d'un canal à creuser, de trois cités ouvrières à bâtir, des bains, des écoles, des stades à créer dans la ville… Derrière le confortable fauteuil du secrétaire régional, grand portrait à l'huile du secrétaire général, acheté huit cents roubles aux Magasins universels de la capitale ; lustré, luisant, ce portrait où la tunique verte du chef paraissait découpée dans du gros carton peint, où le demi-sourire du chef s'égarait dans une nullité absolue. – L'aménagement du cabinet fini, Makéev rentra chez lui plein d'une joie sourde.
– Épatant, ce portrait du Chef. Ça, c'est de l'art prolétarien ! dit-il épanoui.
Mais qu'est-ce qui manquait ici ? Quel vide bizarre, irritant, inconvenant, inconcevable ? Il tourna sur ses talons, vaguement mécontent, et les gens autour de lui, l'architecte, le secrétaire du Comité de la ville, le commandant de l'édifice, l'économe, la secrétaire privée éprouvèrent tous le même malaise. Makéev cherchait.
– Et Lénine ? dit-il enfin.
Il reprit avec un reproche presque tonnant :
– Vous avez oublié Lénine, camarades ! Ha ha ha !
On l'entendit rire avec insolence au milieu de
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