L'affaire Toulaév
la confusion générale. Le secrétaire du Comité de la ville se ressaisit le premier :
– Mais non, camarade Makéev, du tout. On s'est dépêchés de finir ce matin, on n'a pas eu le temps de le placer ici, tenez, la bibliothèque : Œuvres complètes d'Illitch, édition de l'Institut ; au-dessus le même petit buste que chez moi, vous savez.
– Ah bien, dit Makéev, les yeux encore pleins de petites étincelles railleuses.
Et avant de congédier son monde, il énonça d'un ton sentencieux :
– Ne jamais oublier Lénine, camarades, c'est la loi du communiste.
Les gens sortis du cabinet, Makéev se carra dans son fauteuil mobile, le fit joyeusement tourner en plusieurs sens, trempa la plume neuve dans l'encre rouge et, sur le bloc-notes à en-tête (P.C. de L'U.R.S.S. Comité régional de Kourgansk. Le secrétaire régional) mit une grande signature paraphée : A. A. Makéev, qu'il admira un peu. Ensuite, apercevant les téléphones, il leur sourit de ses joues pleines. « Allô, la ville. 76. » D'une voix radoucie : « Alia, c'est toi ? (Rieur, presque câlin.) Rien, rien. Ça va chez toi ? Oui, bon, à tout à l'heure. » Prit le deuxième appareil : « Allô, Sûreté, cabinet du chef. Bonjour, Tikhone Alexéitch, viens donc vers quatre heures. Ta femme va mieux ? Oui, bon, bon. » Merveilleux, tout ça. Il jeta un long regard de convoitise sur le fil direct de Moscou, mais ne trouva rien à dire d'urgent aux hommes du Kremlin ; mit pourtant la main sur l'appareil (si j'appelais la Commission centrale du Plan, au sujet des transperts routiers ?), n'osa pas. Le téléphone, autrefois, l'émerveillait, instrument magique ; maladroit à s'en servir, il le redouta longtemps, perdant beaucoup trop de son assurance devant le petit cornet noir de l'écouteur. Cette magie redoutable, mise tout entière à son service, lui paraissait maintenant un signe de puissance. On craignit, dans les petits comités locaux, ses appels directs. Sa voix impérieuse éclatait dans l'appareil : « Ici, Makéev. (On entendait seulement un Eev surgi.) C'est vous, Ivanov ? Encore des scandales, hein ?… Tolérerai pas… sanctions immédiates… Vous donne vingt-quatre heures !… » Il jouait de préférence ces scènes en présence de quelques collaborateurs déférents. Le sang affluait à sa face massive, à son crâne rasé, large et conique. La semonce terminée, il déposait brusquement le cornet acoustique, levait dans le vague un visage de carnassier mécontent, feignait de ne voir personne, ouvrait un dossier, pour se calmer en apparence. (Mais tout cela n'était qu'un rite intérieur.) Malheur au membre du parti, traduit devant une commission de contrôle, dont le dossier personnel lui tombait à cet instant-là sous la main ! Makéev, d'un œil infaillible, trouvait en quarante secondes le point faible de l'affaire : « s'est prétendu fils de paysans pauvres, en réalité fils d'un diacre ». Le vrai fils de paysans sans terre ricanait durement et, dans la colonne des décisions proposées, mettait : « excl. » (exclure) suivi d'un M implacable, le tout au gros crayon bleu. De ces dossiers-là, il gardait une mémoire déconcertante, capable de les repérer entre cent autres pour maintenir sa décision dix-huit mois plus tard, quand la chemise, grossie d'une douzaine de notes, reviendrait de Moscou. Capable même, si la Commission centrale de Contrôle émettait un avis favorable au maintien du pauvre bougre dans le parti, « avec avertissement grave », de s'y opposer de nouveau avec une habileté machiavélique. Ces affaires-là on les connaissait à la C.C.C., on pensait avec indulgence que Makéev y réglait des comptes personnels, personne au monde ne se doutant du désintéressement absolu de ses colères jouées pour le prestige. Un seul des secrétaires de la C.C.C. se permit parfois de réviser ces décisions : Toulaév. « Échec à Makéev », murmurait Toulaév dans ses grosses moustaches en faisant réintégrer l'exclu que ni lui ni Makéev n'avaient vu, ne verraient jamais. Lors de leurs rares rencontres de Moscou, Toulaév, plus grand personnage que Makéev, tutoyait familièrement ce dernier, mais en lui disant « camarade » pour marquer les distances entre bolcheviks. Toulaév appréciait le caractère de Makéev. Les deux hommes, au fond, se ressemblaient, Toulaév étant plus instruit, plus souple, plus blasé sur l'exercice quotidien du pouvoir (il avait suivi les cours d'une école commerciale
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