L'affaire Toulaév
en qualité de premier commis chez un gros négociant de la Volga). Toulaév faisait une plus grande carrière. Il lui arriva de plonger Makéev dans une confusion intolérable en relatant devant une assemblée qu'à la manifestation du 1er mai on avait pu compter dans le cortège, à Kourgansk, cent trente-sept portraits, de diverses dimensions, du camarade Makéev, secrétaire régional ; en racontant aussi l'inauguration d'une pouponnière Makéev dans un village kazak qui avait depuis émigré tout entier vers de nouveaux pâturages… ; Makéev, effondré sous les rires, eut des larmes aux yeux, une toux s'étrangla dans sa gorge tandis que, debout, congestionné au-dessus des faces hilares, il demandait la parole… Il ne l'eut pas, car un membre du Bureau politique entrait, vêtu d'une élégante tunique de cheminot, et la salle se levait tout entière pour l'ovation rituelle de sept à huit minutes. Toulaév aborda Makéev en fin de séance.
– Je t'ai bien bourré les côtes ; hein, frère ? Ne te fâche pas pour si peu. Si l'occasion s'en présente, tape-moi dessus sans te gêner. Tu prends un verre ?
C'était le bon temps de la rude fraternité.
En ce temps-là le parti faisait peau neuve. Finis les héros, il fallait de bons administrateurs, des hommes pratiques et non point romantiques. Finis, les élans aventureux de la révolution internationale, planétaire et cætera, pensons à nous-mêmes, bâtissons le socialisme chez nous, pour nous. Le renouvellement des cadres, faisant place aux hommes de second rang, rajeunissait la République. Makéev contribua aux épurations, se fit une renommée d'homme pratique dévoué à la « ligne générale », apprit à répéter pendant une heure d'horloge les phrases officielles qui mettent l'âme en repos. Il éprouva une étrange émotion à recevoir un jour Kasparov. L'ancien commissaire de la division des steppes, le chef des jours brûlants de la guerre civile, entra doucement dans le cabinet du secrétaire régional, sans frapper ni se faire annoncer, vers trois heures de l'après-midi, un jour d'été torride. Un Kasparov vieilli, maigri, rapetissé, en blouse et casquette blanches. « Toi ! », s'exclama Makéev, et il se jeta au-devant du visiteur, l'embrassa, le serra sur sa poitrine. Kasparov paraissait léger. Ils s'assirent face à face dans les fauteuils profonds et le malaise naquit, éteignant la joie.
– Eh bien, dit Makéev, qui ne savait que dire, où vas-tu comme cela ?
Kasparov avait son visage tendu, au regard sévère, des bivouacs dans les steppes d'Orenbourg, de la campagne de Crimée, de Pérékop… Il considérait énigmatiquement Makéev, le jugeant peut-être. Makéev en éprouva une gêne.
– Nommé par le C.C., dit Kasparov, à la direction des transports fluviaux d'Extrême-Orient…
Makéev supputa immédiatement l'étendue significative de cette disgrâce : lointain exil, fonction purement économique, alors qu'un Kasparov eût pu gouverner Vladivostok ou Irkoutsk – pour le moins.
– Et toi ? dit Kasparov, avec une sorte de tristesse dans l'intonation. Pour dissiper le malaise, Makéev se leva, herculéen, massif, la tête glabre. Des taches de sueur parurent sur sa blouse.
– Moi, je bâtis, dit-il joyeusement. Viens voir.
Il conduisit Kasparov devant la carte de la Commission du Plan, irrigations, briqueteries, dépôts de chemins de fer, écoles, bains, haras ; regarde, vieux, comme le pays croît à vue d'œil, nous rattraperons en vingt ans les États-Unis d'Amérique, moi, j'y crois parce que je suis à pied d'œuvre. Sa voix sonnait un peu faux, il s'en aperçut. C'était celle des entretiens officiels… Kasparov écarta d'un geste à peine esquissé les vaines paroles, les plans économiques, la fausse joie du vieux camarade – et c'était bien ce que craignait confusément Makéev. Kasparov dit :
– Tout ça, c'est très bien, mais le parti est au carrefour. C'est le destin de la révolution qui se décide, frère.
Chance inouïe, le téléphone émit à cet instant un grincement aigrelet. Makéev donna des ordres pour le secteur étatisé du commerce. Puis, écartant à son tour ce qu'il préférait ignorer, l'air ingénu, ses larges mains charnues bien ouvertes en un mouvement de démonstration :
– Dans cette contrée-ci, mon vieux, tout est décidé sans retour. La ligne générale, je ne vois que ça. Je vais de l'avant ! Repasse d'ici trois ou quatre ans, tu ne reconnaîtras ni la ville ni
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