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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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le coupé bleu du wagon-lit les rapports du Conseil économique de la région. Les spécialistes de la commission centrale du Plan trouveraient à lui parler ! Des champs de neige illimités, semés de pauvres toits, fuyaient dans les glaces ; l'horizon des bois était triste sous les ciels plombés, la lumière remplissait les espaces blancs d'une immense attente. Makéev contempla les belles terres noires qu'un dégel prématuré couvrait par endroits de flaques dans lesquelles se poursuivaient les nuages. « Indigente Russie, opulente Russie ! », murmurait-il parce que Lénine, en 1918, cita ces deux vers de Nekrassov. Les Makéev, à force de labourer ces terres, y faisaient surgir de l'indigence l'opulence.
    À la gare de Moscou, Makéev obtint sans peine qu'on lui envoyât une auto du C.C. et ce fut une grande voiture américaine d'une forme singulière, arrondie, allongée, « aérodynamique », expliqua le chauffeur, vêtu à peu près comme les chauffeurs des millionnaires dans les films d'importation. Makéev trouva qu'en sept mois bien des choses s'étaient améliorées dans la capitale. La vie s'y poursuivait au milieu d'une transparence grise, sur le nouvel asphalte, tous les jours nettoyé des neiges, avec acharnement. Les étalages avaient bonne mine. À la commission centrale du Plan, dans un building en ciment armé, verre et acier, de deux à trois cents bureaux, Makéev, reçu en très gros personnage, selon son rang, par des fonctionnaires élégants, à grosses lunettes et complets d'allure britannique, obtint sans effort ce qu'il souhaitait : matériaux, supplément de crédits, renvoi d'un dossier au service des projets, création d'une route hors plan. Comment eût-il pu deviner que les matériaux n'existaient pas et que toutes ces compétences impressionnantes n'avaient plus elles-mêmes qu'une existence spectrale, le B.P. venant de décider en principe l'épuration et la réorganisation complète des bureaux du grand plan ? Makéev, content, fut plus important que jamais. Sa pelisse carrée, sa simple casquette fourrée, contrastaient avec la mise parfaite des techniciens et faisaient ressortir en lui le bâtisseur provincial. « Nous autres, défricheurs des terres vierges… » Il plaçait de petites phrases comme celle-ci dans l'entretien, et elles ne sonnaient pas faux.
    Des rares vieux camarades qu'il tenta de rechercher le deuxième jour, pas un ne se trouva à sa portée. L'un était malade dans une clinique de la grande banlieue, trop loin ; sur deux autres, il n'obtint, par le téléphone, que des réponses évasives, Makéev, la seconde fois, se fâcha. « Ici Makéev, vous dis-je. Makéev du C.C., vous m'entendez ? Je vous demande où est Foma, on peut bien me le dire à moi, je pense… » L'incertaine voix d'homme, au bout du fil, baissa de ton comme si elle eût voulu se dérober, et murmura : « Il est arrêté… » Arrêté, Foma, bolchevik de 1904, fidèle à la ligne générale, ex-membre de la commission centrale de contrôle, membre du collège spécial de la Sûreté ? Makéev suffoqua, grimaça, perdit un moment sa contenance. Que se passait-il encore ?
    Il décida de passer la soirée seul, à l'Opéra. Entré dans la grande loge gouvernementale, autrefois celle de la famille impériale, un peu après le lever du rideau, il n'y trouva qu'un couple de vieilles gens installé au premier rang vers la gauche. Makéev salua discrètement Popov, l'un des directeurs de conscience du parti, petit vieux négligé au teint gris, au profil mou, à la barbiche jaunâtre, vêtu d'une tunique grise déformée aux poches ; sa compagne lui ressemblait étonnamment. Il parut à Makéev qu'elle lui rendait à peine son salut, évitant même de tourner la tête vers lui. Popov croisa les bras sur le velours de l'appui, toussota, fit la moue, tout à fait absorbé par le spectacle. Makéev prit place à l'autre bout du rang. Les fauteuils vides agrandissaient la distance entre lui et eux ; même rapprochés, la vaste loge les eût environnés de solitude. Makéev ne parvint à s'intéresser ni à la scène ni à la musique – qui le soûlait comme une drogue, remplissant tout son être d'émoi, sa tête d'images sans suite, tantôt violentes, tantôt plaintives, sa gorge de cris prêts à naître ou de soupirs, ou d'une sorte de lamentation. Il se répéta que tout allait très bien, que c'était un des plus beaux spectacles du monde, encore qu'appartenant à la culture de l'ancien

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