L'affaire Toulaév
devant lui, pareille à beaucoup d'autres villes marquées du même sceau banalement infernal. Le plâtras des basses maisons roses ou rouges s'écaillait ; les fenêtres béaient, carreaux cassés ; des noirs d'incendie rongeaient parfois la brique, des vitrines de boutiques étaient barrées de planches. Une cinquantaine de femmes, patientes et bavardes, attendaient à la porte d'un magasin dévasté. Kondratiev les reconnut à leur teint terreux, à leurs traits tirés, pour les avoir aperçues jadis ou naguère, pareillement misérables, pareillement patientes et bavardes sous le soleil et la bise, aux portes des magasins à Pétrograd, à Kiev, à Odessa, à Irkoutsk, à Vladivostok, à Leipzig, à Hambourg, à Canton, à Tchan-Cha, à Wou-han. Cette attente des femmes pour les pommes de terre, le pain amer, le riz, le dernier sucre devait être aussi nécessaire à la transformation sociale que les discours des chefs, les exécutions cachées, les consignes absurdes. Frais généraux. La voiture cahotait comme en Asie centrale. Des villas se montrèrent au milieu de jardins. Dans les feuillages monta une façade blanche traversée de part en part de trouées ouvertes en pleine maçonnerie sur le ciel…
– Quel pourcentage d'habitations endommagées ?
– No sé. Pas tant que ça, répondit nonchalamment le colonel replet, à lunettes, qui semblait mâcher du chewing-gum ; mais il ne mâchait rien, ce n'était qu'un tic.
Dans le patio d'une résidence autrefois riche de Sarria, Ivan Kondratiev distribua en souriant des poignées de main. La fontaine paraissait rire doucement pour elle-même, des colonnes trapues supportaient les voûtes sous lesquelles l'ombre fraîche était bleue. L'eau d'un ruisselet s'écoulait dans une rigole en marbre, un grêle tapotement de machines à écrire se mêlait à ce léger bruit de soie froissée que ne troublaient point des explosions lointaines. Rasé de près, vêtu d'un uniforme tout neuf, de l'armée républicaine, Kondratiev était devenu le général Roudine.
– Roudine ? s'exclamait un haut-fonctionnaire des Affaires étrangères, mais ne vous ai-je pas déjà rencontré ? À Genève peut-être, à la S.D.N. ?
Le Russe se dérida un peu, fort peu.
– Je n'y ai jamais été, monsieur, mais vous avez pu rencontrer un personnage portant ce nom dans un roman de Tourguéniev…
– Parbleu ! s'exclama le haut fonctionnaire, mais oui ! Vous savez, Tourguéniev est presque un classique chez nous…
– Je le vois avec plaisir, répondit poliment Roudine qui commençait à se sentir mal à l'aise.
Ces Espagnols le choquèrent tout de suite. Ils étaient sympathiques, enfantins, pleins d'idées, de projets, de récriminations, de renseignements confidentiels, de soupçons étalés au grand jour, de secrets dissipés aux quatre vents par de belles voix chaudes – et pas un n'avait lu Marx, en vérité (quelques-uns mentaient effrontément en disant l'avoir lu : tellement ignorants du marxisme qu'ils ignoraient qu'un échange de trois phrases suffisait à révéler leur mensonge), pas un n'eût fait un agitateur passable dans un centre industriel de second ordre comme Zaporojié ou Choui. Ils trouvaient, par surcroît, que le matériel soviétique arrivait en trop petites quantités, que les camions étaient mauvais ; à les en croire, la situation devenait partout intenable, mais l'instant suivant eux-mêmes vous proposaient un plan de victoire ; certains préconisaient la guerre européenne ; des anarchistes entendaient renouveler la discipline, établir l'ordre impitoyable, provoquer l'intervention étrangère ; des républicains bourgeois trouvaient les anarchistes trop assagis et reprochaient en termes voilés aux communistes leur esprit conservateur ; les syndicalistes de la C.N.T. disaient l'U.G.T. catalane – contrôlée par les communistes – grossie de cent mille contre-révolutionnaires et fascisants au bas mot ; les dirigeants de l'U.G.T. barcelonaise se déclaraient prêts à rompre avec l'U.G.T. de Valence-Madrid ; ils dénonçaient partout l'intrigue des anarchistes ; les communistes méprisaient tous les autres partis mais en prodiguant les politesses à ceux de la bourgeoisie ; ils paraissaient redouter l'organisation fantôme des Amigos de Durutti dont ils affirmaient eux-mêmes qu'elle n'existait pas ; à les croire, les trotskystes non plus n'existaient pas, mais on n'en finissait plus de les traquer, ils renaissaient inexplicablement des
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