L'affaire Toulaév
instant le visage du syndicaliste s'anima subitement, ses deux mains se tendirent avec ardeur, il se mit à parler très vite, chaudement, en un français heurté, comme s'il eût voulu convaincre Kondratiev d'une chose capitale :
– Moi, camarade, j'aime la vie. Nous autres, anarchistes, nous sommes le parti des hommes qui aiment la vie, la liberté de la vie, l'harmonie… La vie libre ! Pas marxiste, moi, antiétatiste, antipolitique. En désaccord avec vous sur toutes choses, de toute mon âme !
– Croyez-vous qu'il puisse exister une âme anarchiste ? demanda Kondratiev, amusé.
– Non. Je m'en fous… Mais je veux bien être tué comme tant d'autres, si c'est pour la révolution. Même s'il faut gagner la guerre d'abord, comme disent les vôtres, et ne faire la révolution qu'ensuite, ce qui me semble une funeste erreur : car, pour se battre, les gens doivent avoir des raisons de se battre… Vous comptez nous rouler avec ce bobard de la guerre d'abord, vous seriez bien roulés vous-mêmes, si nous gagnions ! Ce n'est pas de cela qu'il s'agit… Je veux bien me faire casser la figure : mais perdre la révolution, la guerre et ma peau, tout ensemble, je trouve ça fort, nom de Dieu. Et c'est ce que nous faisons avec des tas de conneries. Vous savez ce que c'est, des conneries ? Par exemple, vingt mille types à l'arrière, magnifiquement armés, de beaux uniformes neufs, pour garder dans les prisons dix mille révolutionnaires antifascistes, les meilleurs… Et vos vingt mille salauds fouteront le camp à la première alerte, ou passeront à l'ennemi. Par exemple, cette politique du ravitaillement de Comorera, les boutiquiers faisant de bonnes affaires avec les dernières patates et les prolétaires se serrant la ceinture. Par exemple, toutes ces histoires de poumistes, canalleristes. Je les connais les uns et les autres : des sectaires comme tous les marxistes, mais plus honnêtes que les vôtres. Pas un traître parmi eux : je veux dire autant de canailles que partout ailleurs.
Par-dessus la table qui les séparait, ses mains cherchèrent celles de Kondratiev, les saisirent, les broyèrent affectueusement. Son haleine se rapprocha, sa tête crépue aux yeux luisants se rapprocha, il disait :
– Vous êtes envoyé par votre chef ? Vous pouvez bien me le dire. Gutierrez est une tombe pour les secrets. Dites ! Votre chef ne voit pas ce qui se passe ici, ce que ses imbéciles, ses valets, ses incapables ont fait ? Il veut notre victoire, lui, il est sincère ? Si c'est ainsi, nous pouvons encore être sauvés, nous sommes sauvés, dites ?
Kondratiev répondit lentement :
– Je suis envoyé par le Comité central de mon parti. Notre grand chef veut le bien du peuple espagnol. Nous vous avons aidés, nous vous aiderons encore de tout notre pouvoir.
C'était glacial. Gutierrez retira ses mains, sa tête crépue, la flamme de ses yeux, réfléchit quelques secondes puis éclata de rire.
– Bueno, camarade Roudine. Quand vous visiterez le métro, dites-vous que Gutierrez, qui aime la vie, finira là dans deux ou trois mois. C'est décidé. Nous descendrons avec nos mitraillettes dans les tunnels, et nous livrerons la dernière bataille qui coûtera cher aux franquistes, Je vous assure.
Il fit à Kondratiev un joyeux clin d'œil.
– Et quand nous serons battus, qu'est-ce que vous prendrez, vous autres ! Tous ! (Son geste embrassa le monde…)
Kondratiev eût voulu le rassurer, le tutoyer… Mais il se sentait durcir. Il ne trouva, pour prendre congé, que des paroles vaines qu'il sentait vaines. Gutierrez s'en alla en se dandinant, d'un pas pesant, sur une poignée de main finie par une sorte de choc.
Et le troisième des mauvais visiteurs fut introduit : Claus, gradé de la brigade internationale, vieux militant du P. C. allemand, compromis autrefois avec la tendance Heinz Neumann, condamné en Bavière, condamné en Thuringe… Kondratiev le connaissait depuis Hambourg 1923 : trois jours et deux nuits de combats de rues. Bon tireur, Claus, plein de sang-froid. Ils furent contents de se rencontrer, restèrent debout, face à face, les mains dans les poches, amis.
– Ça va vraiment, l'édification socialiste, là-bas ? demandait Claus. On vit mieux ? La jeunesse ?
Kondratiev éleva le ton, avec une allégresse qu'il sentit factice, pour dire que l'on était en pleine croissance. Ils parlèrent de la défense de Madrid en techniciens, de l'esprit – excellent – des brigades
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