L'affaire Toulaév
cendres les mieux piétinées dans les prisons clandestines ; on se réjouissait dans les états-majors de la mort de quelque militant de Lérida abattu par-derrière, sur la ligne de feu, en allant chercher la soupe des copains ; on félicitait de sa fermeté un capitaine de la division Karl Marx qui avait fait fusiller sous un prétexte habilement imaginé un vieil ouvrier du Partido obrero de unification marxista – ce parti de la peste. Les comptes n'étaient jamais réglés, il fallait des années pour monter un procès incertain contre des généraux qu'en U.R.S.S. on eût fusillés sur l'heure sans procès. Jamais on n'était bien sûr de trouver en nombre suffisant des juges assez compréhensifs pour les envoyer, sur examen de fausses pièces fabriquées avec une incroyable négligence, finir dans les fossés de Montjuich à l'heure rayonnante où les chants d'oiseaux remplissaient le matin délivré.
– C'est notre propre bureau de faussaires qu'il aurait fallu fusiller pour commencer, dit méchamment Roudine en parcourant le dossier. Ces idiots ne comprennent donc pas qu'un document faux doit au moins ressembler à un document vrai ? Avec ces saloperies-là on ne peut prendre que des intellectuels déjà payés…
– Nos faussaires du début sont presque tous fusillés, mais ça n'a servi à rien, répliqua, sur le ton d'extrême discrétion qui lui était particulier, le Bulgare Youvanov.
Il expliqua très ironiquement que les faux, dans ce pays d'éclatant soleil où rien n'est jamais précis, où les faits brûlants se déforment au gré de la combustion, les faux n'arrivaient pas à prendre consistance ; ils rencontraient des obstacles imprévus ; des canailles finies avaient tout à coup des crises de conscience pareilles aux rages de dents, des ivrognes sentimentaux vendaient la mèche, le désordre faisait remonter des profondeurs du gâchis les pièces authentiques, le magistrat instructeur gaffait, le Fiscal rougissant se voilait tout à coup la face devant un vieil ami qui le qualifiait de vil gredin, on voyait pour comble arriver de Londres un député de l'Independent Labour Party, habillé d'un très vieux complet gris, maigre, osseux, d'une laideur spécifiquement britannique, qui fermait sur son tuyau de pipe des maxillaires d'homme préhistorique, et ne cessait pas de demander avec une obstination d'automate « où en était l'enquête sur la disparition d'Andrès Nin ? ». Les ministres – encore des types inouïs ! – le priaient impérativement devant quinze personnes de démentir « les rumeurs calomnieuses, outrageantes pour la République » et, dans l'intimité, lui tapaient sur l'épaule : « Ce sont ces salauds-là qui l'ont eu, mais qu'est-ce que nous y pouvons, voyons ? Nous ne pouvons pas nous battre sans les armes russes, vous comprenez ? Croyez-vous que nous soyons nous-mêmes en sécurité ? » Aucun de ces hommes d'État, y compris ceux du P.C., n'eût été digne d'un modeste emploi dans les services secrets : trop bavards. Un ministre communiste dénonçait dans la presse, sous un pseudonyme transparent, un collègue socialiste comme vendu aux banquiers de la City… Le vieux socialiste commentait au café cette basse prose et le rire secouait son triple menton massif, ses joues lourdes, jusqu'à ses paupières cendrées : « Vendu, vo ! Et ce sont ces jobardes fripouilles qui le disent, elles-mêmes payées par Moscou – avec l'or espagnol, du reste ! » Le mot portait. Le Bulgare Youvanov acheva son rapport :
– Tous incapables. Les masses magnifiques, malgré tout.
Il soupira :
– Mais qu'elles sont embêtantes !
Youvanov portait sur des épaules carrées une tête de bellâtre dangereusement sérieux : cheveux plaqués en onde noire sur un crâne épais, regard sournois de dompteur, moustache attentivement rasée jusqu'au bord même de la lèvre supérieure dont elle accentuait d'un trait noir le contour. Kondratiev éprouva pour lui une inexplicable antipathie qui se précisa encore quand ils examinèrent ensemble la liste des visiteurs à recevoir. Le Bulgare marquait d'un léger haussement d'épaules sa défaveur pour certains : et les trois qu'il voulut nettement écarter se révélèrent les plus intéressants : du moins fut-ce d'eux que Kondratiev apprit le plus. Pendant plusieurs jours il ne sortit de ses deux chambrettes blanches, à peine meublées du nécessaire, que pour griller des cigarettes en arpentant le patio, surtout la nuit tombée, aux
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